Drogue : le deal, c’est simple comme un coup de fil
Des call centers, véritables plateformes de commande de stupéfiants, permettent de se fournir en produits illicites. Un mode opératoire qui gagne du terrain.
Les consommateurs en ont rêvé, les dealers l’ont fait : un appel téléphonique ou un texto pour passer commande et, quelques dizaines de minutes plus tard, un coursier arrive, sans sushis ni pizza, mais avec les stupéfiants de leur choix. Bienvenue dans la nouvelle économie de la came! A l’aide de véritables call centers, l’uberisation du marché de la cocaïne, du cannabis ou de l’ecstasy est en passe de conquérir l’Ile-deFrance, selon le dernier rapport du Sirasco, le service de renseignement de la police judiciaire, qui précise : « Les trafiquants s’associent en usant de moyens comparables à ceux du monde de l’entreprise : achats groupés, lignes téléphoniques dédiées aux commandes et catalogues de vente, publicité, livraison rapide, intérim. » Après Paris, c’est au tour des grandes villes de province de voir fleurir ces plateformes de livraison. « Nous avons récemment rédigé une note destinée à nos collègues sur place pour les alerter et leur expliquer le mode
opératoire », précise un gradé de la préfecture de police de la capitale.
Avec la mise en place des zones de sécurité prioritaires, la présence renforcée des forces de l’ordre dans les quartiers réputés sensibles a fait fuir vendeurs et acheteurs. « La clientèle a évolué, aussi, observe un policier. Les consommateurs des beaux quartiers n’ont pas envie d’aller s’approvisionner au pied des cités. » On n’y reprendra plus Maxime, 21 ans, interpellé alors qu’il faisait ses emplettes dans une cité de Maisons-Alfort (Val-de-Marne) : « Pourquoi courir des risques quand on peut commander depuis son canapé ? » interroge l’étudiant en management.
Dès décembre 2015, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), qui scrute les us et cou
tumes du marché, décèle l’« apparition de structures qualifiées de “cocaïne call centers” où l’appel d’un numéro unique permet de se faire livrer son produit. » Un an plus tard, l’OFDT souligne que « ce trafic ne concerne plus seulement la cocaïne, mais touche d’autres substances, comme la MDMA (le principe actif de l’ecstasy) et, surtout, l’herbe de cannabis. »
Certes, la livraison à domicile a un prix. « On paie un peu plus cher, entre 10 et 20 %, détaille Maxime. Mais la concurrence entre dealers est aujourd’hui telle qu’ils proposent souvent des cadeaux ou des offres spéciales. » La preuve par les SMS qu’il fait défiler sur son téléphone. Ceux d’un certain « Yaya », qui annonce à ses clients « un nouvel arrivage de “salade” et de “caro” [NDLR : cannabis et cocaïne] » : « J’en profite pour relancer une promo à partir de ce soir 20 heures jusqu’à demain 18h30 : 1 pochette = 50 € avec 6 g, les 2 pochettes pour 80 € avec 13 g. » Quelques jours plus tard, le même Yaya prend prétexte de son « birthday » pour proposer « chaque pochette de vert avec 6 g et quelques à 40 € jusqu’à 23 heures ». L’un de ses concurrents n’est pas en reste : « Vert, un 50 acheté, un 50 offert ;) » Un autre vendeur, « Yanis », fait miroiter à ses acheteurs « briquet, grinder (broyeur à herbe), blunt (sorte de feuille à rouler) et plein d’autres choses ».
Ces dealers d’un genre nouveau, adeptes du marketing, relancent sans relâche le chaland. Louis, 22 ans, a beau ne plus consommer du cannabis depuis deux ans, il reçoit toujours des SMS de ses anciens fournisseurs. Ou de leurs successeurs, puisque les fichiers clients se revendent pour plusieurs milliers d’euros. « Ils se négocient comme des fonds de commerce », résume l’avocat parisien Steeve Ruben.
Les call centers de la drogue donnent du fil à retordre aux forces de l’ordre. « Ces structures sont complexes à démanteler, car très cloisonnées : un premier téléphone sert à recevoir les commandes, un deuxième à les transmettre aux livreurs, un troisième à contacter la “nourrice”, chez qui la marchandise est stockée », explique le commissaire divisionnaire Christophe Descoms, à la tête de la brigade des stups de la capitale, qui a épinglé neuf équipes à son tableau de chasse l’an dernier. Pour compliquer un peu plus la tâche de la police, les dealers recourent parfois aux messageries cryptées, telle WhatsApp, voire à Snapchat ou à Instagram.
« Quand les téléphones sont étanches, identifier les membres du réseau relève de la mission impossible, soupire un commissaire. Il faut attendre un renseignement. Ou une erreur. » C’est une information anonyme qui a mis les limiers du 2e district de police judiciaire (PJ) de Paris sur la piste d’une équipe basée dans le XIXe arrondissement. Au fil de leur enquête, ils ont découvert dix lignes téléphoniques ouvertes sous des identités fantaisistes. Toutes utilisées pour la revente de stupéfiants. Et toutes clôturées au bout d’un mois à peine. « Les dealers changent très souvent de puce pour semer les policiers », indique Me Ruben.
G. Y. et ses associés proposent à leurs clients MDMA et cocaïne sous les noms de code « Maria et Denise » et « Caroline ». Les livraisons sont effectuées dans des voitures louées par le biais de prête-noms, entre 15 heures et 2 heures du matin. Les affaires tournent si bien qu’entre le 2 et le 12 mars 2017, les coursiers n’arrivent plus à assurer toutes les commandes et les réclamations des clients se multiplient. Un trafic très lucratif. A 21 ans, G. Y., sans profession, mène une vie de nabab : il fréquente l’espace VIP du Carré Ponthieu, une boîte branchée près des Champs-Elysées, dort à l’hôtel de Crillon, palace cinq étoiles de la place de la Concorde, skie sur les pistes de
LES FICHIERS CLIENTS SE NÉGOCIENT COMME DES FONDS DE COMMERCE
la station alpine huppée de Méribel. Arrêté en juin 2017, G. Y. a été mis en examen avec 11 complices.
Ce n’est pas un renseignement, mais un faux pas qui a précipité la chute d’une équipe de Champignysur-Marne en mars 2018. En se trompant de ligne téléphonique, l’un des livreurs, sur écoute, a permis aux enquêteurs du service départemental de PJ de démanteler ce réseau qui approvisionnait 900 clients, à Paris et dans le Val-de-Marne. Une vraie plateforme téléphonique de commerce, avec un standardiste chargé d’enregistrer les commandes et de « dispatcher » les livreurs. Les dealers écoulaient chaque mois environ 4 kilos d’herbe, 2 kilos de résine et un peu de cocaïne pour un chiffre d’affaires de quelque 50 000 euros. « Ce type de deal est invisible, car il ne trouble pas l’ordre public, analyse le commissaire Descoms. En revanche, le problème sanitaire demeure, lui, bien réel. »