L'Express (France)

Le très politique Comité pour Adama

Près de trois ans après la mort d’Adama Traoré, le collectif qui porte son nom tente de mobiliser les quartiers populaires au côté de l’extrême gauche, épousant des causes parfois éloignées du dossier judiciaire.

- Par Thibaut Solano

La liste des orateurs est longue et la salle pleine à craquer : de la chanteuse Camélia Jordana à l’écrivain Edouard Louis, de l’exMiss France Flora Coquerel à Olivier Besancenot. Jeudi 4 avril, tous s’affichent au Columbia Institute dans le VIe arrondisse­ment de Paris, au côté d’Assa Traoré. La jeune femme de 33 ans, au centre des attentions, publie ces jours-ci un livre sur la mort de son frère : Le Combat Adama (Stock), avec

le sociologue Geoffroy de Lagasnerie. Omar Sy a fait défaut mais a renouvelé sur Twitter son adhésion à la cause. Absent lui aussi pour honorer un concert, le chanteur Soprano soutient les Traoré à distance. « J’ai rencontré Assa une seule fois dans les loges du concert de Black M à Paris, raconte-t-il à L’Express. C’est une fille extraordin­aire qui m’a pris par ses mots, son regard. » Tous confient leur admiration pour la jeune femme… et dénoncent les mêmes maux qu’elle : les « contrôles au faciès », les « violences commises par les forces de l’ordre », le « racisme » qui, expliquent-ils, se seraient « banalisés ». Ce 4 avril, la soirée est à l’image de ce qu’est devenu l’univers du comité Vérité et Justice pour Adama : une galaxie d’artistes, d’intellectu­els, d’élus, de syndicalis­tes et de relais médiatique­s. Leur combat est de moins en moins judiciaire et embrasse désormais des causes politiques et sociales, surtout depuis que des passerelle­s ont été lancées vers les gilets jaunes.

Le comité a été fondé après un drame : la mort d’Adama Traoré, 24 ans, dans la cour de la gendarmeri­e de Persan (Val-d’Oise), le 19 juillet 2016. Deux heures plus tôt, les gendarmes avaient interpellé l’un de ses frères, Bagui (recherché dans une affaire d’extorsion), qu’ils avaient repéré dans les rues de Beaumontsu­r-Oise. Adama, qui l’accompagne à cet instant, s’enfuit au moment du contrôle d’identité et ne sera rattrapé qu’au terme d’une longue course-poursuite. Dans son livre, sa soeur, Assa Traoré, assure qu’Adama avait pris la fuite

« car il n’[avait] pas de pièce d’identité ». Après sa mort, les gendarmes découvriro­nt sur lui 1330 euros et une pochette contenant un peu d’herbe.

Deux ans et demi plus tard, deux thèses s’affrontent encore sur les origines de son décès. Selon la dernière expertise ordonnée par les juges, le jeune homme a succombé aux conséquenc­es de l’effort physique qu’il a fourni en tentant d’échapper aux gendarmes couplé à la pathologie dont il était porteur – liée au sang et au système pulmonaire. Selon la famille de la victime, confortée par une autre expertise commandée à ses frais, c’est la méthode d’interpella­tion qui l’a tué.

Rodolphe Bosselut, l’avocat de deux des trois gendarmes placés sous le statut de témoin assisté, tous âgés de moins de 30 ans au moment des faits, peste contre la machine médiatique qui lui est opposée : « Cette affaire est le terrain de toutes les théories du complot judiciaire. On accuse les gendarmes de racisme, on veut importer idéologiqu­ement ce qu’il se passe aux Etats-Unis avec le mouvement Black Lives Matter. La partie adverse mène une instructio­n médiatique et veut jouer l’opinion contre le dossier. »

Pour mener son combat, le clan Traoré s’est rangé derrière une figure devenue une icône : Assa. Elle a mis de côté son poste d’éducatrice à Sarcelles pour entrer dans la lumière. Son entourage, en revanche, préfère l’ombre.

A Beaumont-sur-Oise, où l’histoire s’est nouée, plusieurs militants ont approché la famille quelques heures seulement après la mort du jeune homme. Assa Traoré n’a pas prêté attention dans un premier temps à ces activistes issus notamment de la Brigade antinégrop­hobie ou anciens des Indigènes de la République, devenus rapidement incontourn­ables à la tête du comité.

UN DISCOURS DEVENU PLUS POLITIQUE, VOIRE IDENTITAIR­E

Au début de l’affaire, la jeune femme – qui a refusé de répondre à L’Express – ne souhaitait pas autre chose que la seule manifestat­ion de la vérité : « Nous ne luttons pas contre les violences policières et ne défendons aucune cause raciale », disait-elle dans Le Monde, le 5 décembre 2016.

Au fil du temps, son discours a évolué, cependant, adoptant une dimension plus politique, voire identitair­e. Deux ans et demi plus tard en effet, le changement saute aux yeux : dans son livre, elle assimile les contrôles d’identité à des contrôles au faciès et va même plus loin. « On peut te contrôler dix fois dans la journée et tu ne peux rien dire. Au temps de l’esclavage, c’était pareil. Ton corps appartenai­t à ton maître. » Ou encore : « Mon frère, quand il se fait attraper, trois gendarmes montent sur lui. Ça représente près de 250 kilos. Ç’aurait été un corps blanc, ils ne l’auraient pas fait. »

DEUX THÈSES SUR LES ORIGINES DU DÉCÈS D’ADAMA TRAORÉ, 24 ANS, DANS LA COUR DE LA GENDARMERI­E

Coauteur de l’ouvrage, l’universita­ire Geoffroy de Lagasnerie cite à foison des études américaine­s pour dénoncer le « racisme d’Etat » qui sévirait en France. Une thèse classique de l’extrême gauche.

« Ce thème, comme celui des violences policières ou des dominants/dominés, est souvent une porte utilisée par la gauche radicale pour entrer dans les quartiers populaires, analyse Guillaume Origoni, doctorant à l’université Paris X. Mais les tentatives de convergenc­e des luttes ne marchent jamais longtemps et restent cantonnées aux centres-villes plutôt qu’aux cités. »

Les gendarmes ont rapidement repéré la greffe de cette mouvance politique sur les rassemblem­ents organisés en mémoire d’Adama. Dans la nuit du 22 au 23 juillet 2017, un an après la mort du jeune homme, des casseurs masqués perturbent la fin d’un hommage qui lui est rendu. Six gendarmes sont blessés. Selon une note que L’Express a pu consulter, les enquêteurs identifien­t alors des points de contact entre certains habitants des quartiers, présents pour Adama, et des ultras à travers la sphère des supporters de foot parisien et la messagerie Telegram. L’un de ces activistes d’extrême gauche sera d’ailleurs interpellé à son domicile, dans le XVIe arrondisse­ment de Paris.

Mais le symbole le plus récent de la greffe s’affiche sur l’Arc de triomphe le 1er décembre 2018, lors de la manifestat­ion des gilets jaunes, au cours de laquelle une main non identifiée a tagué : « Justice pour Adama. » Le comité a pris en marche le train des contestata­ires, en lançant un cortège depuis la gare SaintLazar­e ce jour-là puis en participan­t à plusieurs rassemblem­ents à Rungis. La préoccupat­ion commune de la mobilité a servi de connexion : Beaumont se situe en effet en bout de ligne de RER.

« Au départ, certains trouvaient leur présence un peu bizarre, raconte Laure, militante à SUD Rail. Ils se demandaien­t ce qu’ils faisaient là, y compris chez les cheminots. Mais avec les violences policières qui sont arrivées très vite, les problémati­ques ont été comprises. »

Une implicatio­n qui s’ajoute à d’autres « luttes » : facs occupées contre la réforme Parcoursup, en 2018 ; défense du personnel d’entretien des gares au nord de Paris, dont fait partie la mère d’Assa Traoré ; des postiers du 92, des salariés de McDo à Marseille ou de la cause palestinie­nne… « Le combat Adama prend sa place aujourd’hui dans la contestati­on sociale. Mais pour parler de ça, on ne parle pas de convergenc­e. Pour parler de ça, je parle d’alliance », indique Assa Traoré dans son livre.

UN TWEET SUPPRIMÉ « PAR PRUDENCE »

Une offensive parfois menée dans la précipitat­ion. Le 31 mars dernier, on apprend la mort d’un autre jeune homme après un contrôle de police, à Paris : Ange Dibenesha. Des rumeurs sur les réseaux sociaux font état de violences. Le soir même, Assa Traoré s’empresse de se rendre auprès de la famille et l’un des membres du comité publie sur Twitter une photo de ce déplacemen­t. La préfecture annonce ensuite que le jeune homme a ingéré une substance non identifiée (de la cocaïne, selon les analyses révélées par la suite) et la famille invite à cesser la médiatisat­ion. Le tweet est supprimé discrèteme­nt, « par prudence » selon son auteur. Une prudence tardive qui illustre le risque de basculer de l’indignatio­n vers l’instrument­alisation.

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Lumière Le 4 avril, la soirée donnée à Paris pour la sortie du livre d’Assa Traoré et du sociologue Geoffroy de Lagasnerie, ici au coté de l’ex-Miss France Flora Coquerel.
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Icône Le clan Traoré s’est rangé derrière Assa, ici, à Paris, le 30 juillet 2016. Educatrice de 33 ans, elle a mis son travail entre parenthèse­s pour défendre la mémoire de son frère.
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 ??  ?? Convergenc­e L’Arc de triomphe, après la manifestat­ion des gilets jaunes du 1er décembre 2018, avec le tag « Justice pour Adama ».
Convergenc­e L’Arc de triomphe, après la manifestat­ion des gilets jaunes du 1er décembre 2018, avec le tag « Justice pour Adama ».

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