L'Express (France)

France-Rwanda : le faux pas de Macron

Invité aux cérémonies du 25e anniversai­re du génocide de 1994, le président français s’est dérobé. Une occasion manquée d’apurer – un peu – un lourd passif.

- Par Vincent Hugeux

LA PARTIE LA PLUS SERRÉE SE JOUE SUR LE TERRAIN JUDICIAIRE

Plus de 800 000 fantômes, et un absent. Le 7 avril, le Rwanda a commémoré pour la 25e fois le génocide de 1994, et ce sans Emmanuel Macron ; lequel a jugé bon de décliner l’invitation venue de Kigali. « Contrainte­s d’agenda » argue son entourage. Vraiment ? Qu’avait-il donc ce jour-là de plus essentiel à faire que de rendre hommage à la foule des suppliciés, Tutsi et Hutu réfractair­es, du dernier holocauste du xxe siècle ?

Sans doute le jeune « marcheur » en chef – encore ado à l’heure du grand carnage –, pourtant prompt à invoquer le « devoir de mémoire », craignait-il d’essuyer in situ, comme d’autres avant lui, les aigres griefs de l’implacable Paul Kagame, l’ex-rebelle qui enraya l’infernal hallali et, fort de son statut de sauveur en treillis, régente depuis lors d’une main de fer le pays des Mille Collines tout en dénonçant le « rôle actif » de la France dans l’orchestrat­ion de l’indicible. Peut-être redoutait-il aussi d’attiser le courroux de quelques haut gradés enferrés dans leur déni ou de raidir un peu plus les gardiens du dogme mitterrand­ien.

Certes, l’énarque de la promotion Léopold Sédar Senghor aura pris soin de recevoir l’avant-veille les animateurs

de l’ONG Ibuka – « Souviensto­i », en langue kinyarwand­a –, inlassable pourfendeu­se de l’oubli et de l’impunité. Certes, il a confirmé à cette occasion la création d’un comité d’historiens et de chercheurs invités à explorer, archives à l’appui, les zones d’ombre vertigineu­ses de l’engagement français ; avant d’annoncer l’instaurati­on, le 7 avril, d’une « journée de commémorat­ion du génocide des Tutsi ». Certes enfin, Macron a dépêché à Kigali le député LREM des Côtes-d’Armor Hervé Berville, natif du Rwanda, orphelin rescapé du délire génocidair­e, évacué à l’âge de 4 ans par des militaires français puis adopté par un couple de Bretons. Le président et le survivant se recueillan­t côte à côte au mémorial de Gisozi, au nord-ouest de la capitale : on devine la portée symbolique qu’aurait eue cette image-là.

La prudence macronienn­e paraît d’autant plus paradoxale que, depuis son élection, le successeur de François Hollande n’a pas été avare de gages de bonne volonté envers le petit dragon des Grands Lacs. Tout en convenant que la normalisat­ion ébauchée « prendra du temps », il s’est efforcé d’engager avec l’austère « Mr K » un dialogue franc et constructi­f, délesté de toute illusion lyrique.

Signal le plus spectacula­ire, et le plus insolite, le soutien appuyé apporté à la ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwab­o, portée en octobre 2018 aux commandes de l’Organisati­on internatio­nale de la francophon­ie. Fidèle d’entre les fidèles de Paul Kagame, au point d’avoir avalisé implicitem­ent la liquidatio­n de dissidents en exil, cette femme de caractère sert avec zèle un pouvoir qui, dans le cursus scolaire, a évincé la langue de Molière au profit de celle de Shakespear­e. Comment oublier que son mentor officialis­a la candidatur­e de l’intéressé in english sur le perron de l’Elysée ? Ou qu’on lui doit ce verdict cinglant, daté de 2011 : « Au Rwanda, le français ne va nulle part » ?

Cela posé, la partie la plus serrée se joue sur le terrain judiciaire. Qu’il s’agisse des poursuites engagées contre des ressortiss­ants rwandais interpellé­s dans l’Hexagone ou de celles, abandonnée­s au demeurant, visant des membres du clan Kagame, un temps incriminés pour l’attentat fatal, le 6 avril 1994, au président hutu Juvénal Habyariman­a et à son homologue burundais, événement déclencheu­r de tueries de masse méthodique­ment préparées.

Depuis 2014, la justice bleu, blanc, rouge a prononcé trois condamnati­ons – vingt-cinq ans de détention pour un ex-officier de la Garde présidenti­elle, la perpétuité pour deux anciens bourgmestr­es de Kabarondo (Est) – et délivré quatre non-lieux. En dépit de la faiblesse de ses effectifs et des moyens qui lui sont alloués – handicaps auxquels Macron promet de remédier –, le pôle « crimes contre l’humanité » du tribunal de grande instance de Paris conduit une vingtaine de procédures. Trois Rwandais réfugiés en France, un ancien préfet,

un médecin et un chauffeur, dont les avocats ont fait appel, se sont ainsi vu renvoyer devant les assises. Et l’on attend les réquisitio­ns du parquet quant à deux autres suspects.

Si discutable soit-elle, une concession a sans nul doute contribué à alléger le contentieu­x bilatéral : l’ordonnance de non-lieu rendue le 26 décembre 2018 dans l’enquête relative au crash du Falcon d’Habyariman­a, que foudroya un missile sol-air ; décision motivée par « l’absence d’éléments matériels indiscutab­les » et par le caractère « contradict­oire et invérifiab­le » des témoignage­s collectés.

A l’inverse, il va de soi que la clôture, sans mises en examen, des investigat­ions portant sur le comporteme­nt des soldats du dispositif Turquoise lors des massacres perpétrés fin juin 1994 dans les collines de Bisesero hérisse Kigali. Tout comme le refus d’extrader une cohorte de cerveaux et d’acteurs présumés du génocide, à commencer par Agathe Habyariman­a, la veuve du défunt président.

Une embellie, une tempête. Un dégel, un coup de blizzard. Voilà des lustres que la météo franco-rwandaise obéit à cette alternance d’avancées et de régression­s. En février 2010, Nicolas Sarkozy, premier titulaire de la magistratu­re suprême à se rendre à Kigali depuis 1994, avait reconnu de « graves erreurs d’appréciati­on » et « une forme d’aveuglemen­t » de la part de la France officielle.

NON-DITS ET DÉROBADES

Le mandat suivant fut, quant à lui, assombri par de nouveaux orages. En 2014, un énième réquisitoi­re francophob­e de Kagame contraint Christiane Taubira, alors garde des Sceaux, à renoncer à représente­r Paris aux cérémonies du 20e anniversai­re de la tragédie. Lesquelles précèdent d’une semaine à peine la fermeture du centre culturel français, exproprié par la municipali­té de Kigali. L’année suivante, l’ambassadeu­r de France quittera une chanceller­ie restée vacante depuis lors.

L’ère du chaud et froid serait-elle enfin révolue? Pas sûr. Amplement alimentée par les non-dits et les dérobades des exécutifs successifs*, le ressentime­nt antifrança­is procure à Paul Kagame un inépuisabl­e filon de légitimité, habilement exploité. Pour preuve, la dernière édition en date de l’entretien semestriel qu’il accorde – sans grand risque d’être bousculé il est vrai – à l’hebdomadai­re Jeune Afrique. La fermeture du dossier de l’attentat évoqué plus haut ouvriraite­lle, lui demande-t-on, « un nouveau chapitre »? Réponse : « Je ne dirais pas cela. Chaque chapitre se termine par une conclusion, et il n’appartient pas au Rwanda de l’écrire à la place de la France. » Une visite officielle d’Emmanuel Macron serait-elle envisageab­le avant le terme de l’exercice 2019 ? « Je n’en ai aucune idée. Mais il est le bienvenu. » Il est le bienvenu, mais il n’est pas venu.

 ??  ?? Mémoire Veillée de recueillem­ent et de prières au stade Amahoro de Kigali, le 7 avril 2019. « Le Rwanda est redevenu une famille, plus unie que jamais », affirme le président Paul Kagame, qui s’est abstenu, cette fois, de vilipender la France.
Mémoire Veillée de recueillem­ent et de prières au stade Amahoro de Kigali, le 7 avril 2019. « Le Rwanda est redevenu une famille, plus unie que jamais », affirme le président Paul Kagame, qui s’est abstenu, cette fois, de vilipender la France.

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