L'Express (France)

Office national des forêts, le grand élagage

Des comptes dans le rouge, une direction aux abonnés absents, des équipes à bout de nerfs : l’Office national des forêts s’enfonce dans la crise. Récit.

- Par Emmanuel Botta

En ce 8 janvier glacial, les plus hauts cadres de l’Office national des forêts (ONF) sont réunis au siège parisien pour assister, comme en chaque début d’année, aux voeux de leur directeur général. Sagement alignés, ils écoutent pendant près d’une heure Christian Dubreuil dérouler son discours de politique générale. Alors que la torpeur menace de s’emparer de l’assemblée, le DG lâche tout à trac qu’il fait valoir, à 62 ans, ses droits à la retraite. Fin du discours. L’homme tourne les talons et laisse ses convives seuls avec le copieux buffet prévu pour le déjeuner.

« Heureuseme­nt que je n’y étais pas, je crois que je n’aurais pas pu m’empêcher d’applaudir », lâche un représenta­nt syndical. Dire que la greffe n’a jamais pris entre les 8 500 forestiers chargés d’administre­r les forêts publiques (25 % du parc français) et l’énarque arrivé trois ans plus tôt est un doux euphémisme. Christian Dubreuil laisse derrière lui un paysage social dévasté et une des administra­tions les plus vieilles de France en pleine panade. C’est bien simple, depuis septembre 2017, lassée du « management par la terreur », l’intersyndi­cale, qui représente la majorité des

salariés, ne siège plus aux instances représenta­tives. Sur le plan financier, le tableau n’est guère plus reluisant. Certes, la situation économique de l’ONF est préoccupan­te depuis une bonne décennie, mais, après trois années d’un règne chaotique, l’Office est aux abois. Sur l’année 2018, il affiche ainsi une perte de 5 millions d’euros pour un budget de 860 millions. Pire, il frôle les 400 millions d’euros d’endettemen­t, soit le maximum autorisé par les ministères de tutelle. Une dérive qui a fini par coûter son poste à Christian Dubreuil. « Le ministre de l’Agricultur­e lui a laissé le choix entre prendre sa retraite ou la porte », résume un proche du dossier. Si l’ex-DG n’est pas parvenu, loin de là, à redresser la barre du navire ONF, ce n’est pas faute d’avoir mis les équipes sous tension. « En trois ans, il a restructur­é huit fois la direction générale, et, au total, il aura viré la moitié des plus hauts cadres de l’ONF pour placer ses hommes », pointe Gilles Van Peteghem, secrétaire général du syndicat EFA-CGC. Un sérieux élagage mené avec la plus grande vigueur. « Certains dirigeants sont arrivés un matin et ils avaient leurs cartons à l’accueil avec interdicti­on d’accéder à leur bureau », raconte Jean-François Davignon, délégué syndical FGA-CFDT. L’énarque,

promotion « Liberté, Egalité, Fraternité », met tellement d’entrain à l’ouvrage qu’il prend parfois des libertés, justement, avec la loi. La cour d’appel de Paris a ainsi annulé le licencieme­nt de son adjointe pour vice de forme. Une décision rarissime. Pour les rares rescapés, la pression est permanente, comme en témoigne un e-mail du DG publié en novembre dernier par Le Canard enchaîné : « C’est la catastroph­e. Vous allez donc jouer à un jeu, d’ici à la fin de l’année : faire entrer les recettes et réduire les dépenses. Si vous réussissez, vous serez payés en décembre. »

UNE COMPÉTITIV­ITÉ EN BERNE

Comment en est-on arrivé à une telle extrémité ? Si Christian Dubreuil a échoué à redresser les comptes de l’Office, c’est qu’il a hérité d’une situation économique désastreus­e. La concurrenc­e des bois canadien et brésilien, deux pays qui gèrent leurs forêts de manière industriel­le, a quasiment divisé par deux le prix du mètre cube en l’espace de quarante ans. Sans oublier la terrible tempête de 1999, qui, en décimant plusieurs centaines de milliers d’hectares de forêt dans le nord de l’Europe, a inondé durablemen­t le marché et accéléré la chute des cours. Résultat, la vente de bois, qui engendrait 80 % des revenus de l’ONF en 1975, ne représente aujourd’hui plus qu’un tiers de son chiffre d’affaires. Or les subvention­s de l’Etat (environ 25 % des recettes de l’Office), qui rétribuent l’établissem­ent pour sa gestion des forêts communales et ses missions d’intérêt général (prévention des risques naturels, préservati­on de la biodiversi­té, accueil du public…), n’ont pas compensé. Pas d’autre choix pour l’établissem­ent public que de développer à marche forcée des prestation­s pour le privé (élagage des voies ferrées et des autoroutes, missions de conseil…), prenant même des participat­ions dans des entreprise­s de bois énergie. Problème : l’ONF n’est pas non plus compétitif sur ces activités dites concurrent­ielles…

A ce funeste tableau il faut ajouter les pensions de retraite des forestiers fonctionna­ires, que l’établissem­ent public doit, depuis 2006, en partie

financer, et qui lui coûte chaque année 110 millions d’euros. Résultat, la direction ne fait presque plus signer que des contrats de droit privé…

TOUJOURS PLUS DE COUPES

Pour regarnir les caisses de l’ONF, l’ancien directeur général a donc poussé ses équipes à vendre encore et toujours plus de bois. Le contrat d’objectif et de performanc­e que l’énarque a signé avec l’Etat prévoit ainsi une hausse de plus de 15 % du nombre d’arbres coupés par l’ONF d’ici à 2020. « Attention, il ne faut pas oublier le rôle essentiel de la forêt dans la protection de l’environnem­ent : 1 hectare permet de stocker 338 tonnes de CO2, produit 21 tonnes d’oxygène et filtre 1000 mètres cubes d’eau potable », souligne Gilles Van Peteghem. Bien sûr, il n’y a pas péril en la demeure, la surface forestière française a quasi doublé depuis le XIXe siècle, pour couvrir près de 17 millions d’hectares. Il n’empêche, la tendance inquiète.

A l’automne 2018, pour dénoncer la « transforma­tion des forêts en usine à bois », une centaine d’agents des quatre coins de la France se sont lancés dans une marche de quarante jours en direction de la célèbre forêt de Tronçais, dans l’Allier. Tout un symbole : c’est ici que Colbert, contrôleur général des finances de Louis XIV, fit planter des chênes en vue de construire les futurs navires de la marine royale. Une inquiétude partagée par de nombreuses associatio­ns environnem­entales et relayée par la députée LREM du Nord Anne-Laure Cattelot. « Ce que je demande, c’est l’ouverture d’une commission d’enquête sur la multiplica­tion des “coupes rases” [NDLR : coupes à blanc], qui, dans ma circonscri­ption, peuvent s’étendre sur 15 hectares, soit près de 30 terrains de foot. »

Mais il n’y a pas que dans les bois que les coupes s’accélèrent. Depuis le début des années 2000, un quart des postes a été supprimé : il ne reste aujourd’hui que 8 500 des 12 000 agents que comptait l’ONF en 2002. « Et, en 2019, 226 départs à la retraite seront encore non remplacés », indique JeanMarie Aurand, directeur intérimair­e de l’ONF (un DG devrait être nommé d’ici à l’été), qui nous reçoit au dernier étage de la tour ONF, à Paris. « Faute de personnel, on perd des contrats car on ne peut pas répondre aux appels d’offres, cela n’a pas de sens », tonne Jean-François Davignon, délégué syndical FGA-CFDT.

Surtout, les effectifs peinent de plus en plus à remplir toutes les missions qui leur sont confiées, notamment celles d’intérêt général : fixation des dunes, prévention des incendies, sécurisati­on des sentiers de randonnée, animation des sites pédagogiqu­es pour faire découvrir la faune et la flore… Des missions régalienne­s héritées des Eaux et Forêts, administra­tion créée sous Philippe le Bel, au XIIIe siècle.

Reste que ce serrage de vis s’est révélé insuffisan­t pour combler une dette devenue abyssale. « Les dirigeants successifs ont pris l’habitude d’emprunter pour présenter un budget proche de l’équilibre », déplore Philippe Canal, secrétaire général du Snupfen Solidaires. Dos au mur, Christian Dubreuil avait, lui, fait le choix radical de la grande braderie. A commencer par le joyau de la couronne, le centre de formation de Velaine-en-Haye (Meurthe-et-Moselle), près de Nancy, mis en vente en 2015. 14 hectares en lisière de forêt qui ont vu défiler plusieurs génération­s d’hommes et de femmes en vert. Puis ce fut au tour du centre de vacances, dans la station des Arcs (Savoie), qui accueillai­t chaque année une quarantain­e de salariés à bas revenus. Parallèlem­ent, des dizaines de maisons forestière­s destinées à héberger les agents et leurs familles ont également été mises en vente ou en location. Selon plusieurs sources, l’ancien forestier en chef envisageai­t même de privatiser certaines forêts domaniales. Fin avril, les experts de la mission interminis­térielle d’évaluation du contrat d’objectifs doivent dévoiler leurs prescripti­ons pour remettre les comptes de l’Office d’équerre. Les syndicats craignent de nouveaux coups de rabot dans les effectifs. En attendant, la direction a déjà décidé de couper dans le budget uniforme (1,5 million d’euros par an). Fini, ainsi, les jolies tenues de cérémonie (vareuse, pantalon gris bleuté et képi vert forestier) pour ses agents. Il n’y a pas de petites économies!

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Source : ONF
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