Chanson : merci de laisser un message
Avant l’ouverture du 43e Printemps de Bourges, L’Express se penche sur la chanson engagée. Effet du tout à l’ego des réseaux sociaux, les revendications politiques d’hier ont laissé place à un répertoire recentré sur l’intime. Enquête.
Tilloy-lès-Mofflaines, Lampaul-Plouarzel, Mugron, Ponthoile, Chanteix... Ce printemps, la tournée de Gauvain Sers, 29 ans, emprunte le chemin des écoliers. Du Pas-de-Calais à la Corrèze, en passant par le Finistère, l’héritier de Renaud est allé à la rencontre des « gens qui souffrent d’un manque de considération », Les Oubliés, pour reprendre le titre de son nouvel album, dans lequel il évoque la désertification du territoire (« On est les oubliés/La campagne, les paumés/Les trop loin de Paris/Le cadet d’leurs soucis »). L’inspiration est venue un an plus tôt, à la réception d’un mail d’un instituteur de la Somme qui lui annonçait la fermeture de l’école de son village. Plusieurs mois avant l’irruption des gilets jaunes, le chanteur, originaire de la Creuse, met des mots sur la crise de représentation d’une partie de ses compatriotes. « Après mes concerts, j’entends “Merci de parler de nous, car qu’il n’y a plus beaucoup de chansons qui traitent de la vraie vie” », rapporte
le jeune homme à la casquette en velours. Sur son disque, Gauvain Sers aborde aussi le harcèlement de rue, la prostitution étudiante, et partage un joli duo avec Anne Sylvestre, 84 ans, une femme qui n’a jamais gardé sa parole dans sa poche. La chanson engagée aurait-elle trouvé son nouveau héraut ?
OÙ EST LA RELÈVE ?
L’époque où les chanteurs n’y allaient pas avec le dos de la guitare pour soutenir une occupation d’usine, défendre une révolution populaire au bout du monde ou combattre l’extrême droite, sent un peu la naphtaline. Où est la relève des Lavilliers, Higelin, Ferrat, Ferré, Balavoine, Noir Désir et autres Béruriers noirs ou Zebda? Ces voix qui s’emportent pour ce qui leur importe. Dans une France préoccupée, aux ronds-points occupés, où le Rassemblement national est crédité de 21 % des intentions de vote aux prochaines élections européennes, peu osent prendre la clef d’un chant partisan, militant, révolté, social, politique... «Je suis surpris et désolé de
voir qu’il n’y a de la place aujourd’hui que pour une forme divertissante », regrette Cyril Mokaiesh, qui, en 2017, s’attaquait à La Loi du marché avec Bernard Lavilliers. L’auteur de Communiste défend une parole « utile », pour citer le mot d’Etienne Roda-Gil chanté par Julien Clerc. Pour le rappeur Abd al Malik, qui fustige le racisme et prône le vivre-ensemble dans son dernier livre-CD, Le Jeune Noir à l’épée, pas de doute non plus : « Un artiste est forcément engagé. C’est consubstantiel. L’art est un acte de résistance. » Reste à se faire entendre dans le brouhaha du streaming. « Sur l’écologie, la liberté de la presse, la démocratie, plus de voix devraient s’élever, regrette Boris Vedel, directeur général du Printemps de Bourges (du 16 au 21 avril). Depuis deux ans, le festival, lui, joue son rôle. Après les femmes, en 2018, cette année il sera question de débattre sur le thème des Européens. Le festival est un acteur culturel qui s’engage. »
LE RAP, CHANT D’ACTION
L’étiquette « chanteur engagé » fait souvent peur aux intéressés. Elle a longtemps irrité Maxime Le Forestier. Trop réductrice. « Et puis, avec le temps, je me suis aperçu qu’une chanson ne prêchait que des convaincus, confie l’auteur de l’antimilitariste Parachutiste. Bob Dylan n’a pas arrêté la guerre au Vietnam. Désormais, je fais juste état de ce que je pense. Quand on est chanteur, on peut vite devenir un con utile, servir une cause qui n’est pas vraiment la vôtre. Plutôt que de chanson engagée, je préfère parler de chanson sociétale. » Sur son prochain album, Paraître ou ne pas être (sortie le 7 juin), Maxime Le Forestier brosse avec justesse le portrait d’une Vieille dame ankylosée prénommée France – un titre écrit avant la dernière élection présidentielle – et traite du désastre écologique (Ça déborde). Selon lui, la révolte musicale n’a pas baissé le pied, elle est juste moins audible. « A la radio il faut des airs consensuels, l’engagement existe, mais de manière souterraine. » Anne Sylvestre confirme : « Il existe un maquis de jeunes gens qui jouent devant de petits publics. » Acteurs reconnus de cette France underground : Les Ogres de Barback, Alexis HK, ou le plus confidentiel Gontard qui, sur
2029 (sortie le 26 avril), décrit au vitriol le quotidien de Gontard-surMisère, ville de province au maire ultradroite.
Plus jeune et plus énervé que son aînée la chanson, le rap a toujours été un chant d’action politique. « L’engagement est dans son ADN, retrace le quadra Youssoupha. Adolescent, j’entendais ce slogan : “Qui peut prétendre faire du rap sans prendre position ?” Mais on est passé du rap militant au rap puissant. Les succès de PNL ou de Soprano, qui remplit le Stade Vélodrome à Marseille, c’est la victoire d’un combat culturel après des années de stigmatisation. C’est aussi une forme de militantisme. » Certes, mais les voix les plus fortes (Kery James, Abd al Malik, NTM, IAM), partent à la retraite ou sont diluées dans l’océan de musiques urbaines qui inonde la France. Ce qui fait dire à Didier Varrod, producteur et journaliste à France Inter, que, face à l’hégémonie du rap, la chanson française pourrait bien trouver là son salut. « Je sens venir un nouveau Léo Ferré, prédit-il. Il va y avoir un réengagement, basé sur ce sentiment de “désabusion”, comme disait Nino Ferrer. On va avoir une sorte de ras-le-bol de l’urbain et l’alternative sera la chanson. En France, il y a une tradition du texte mêlé au social. »
En attendant ces lendemains qui chantent, les initiatives ne manquent pas. De nombreuses causes s’appuient sur la mobilisation d’artistes : concerts de soutien à la famille d’Adama Traoré (Youssoupha, Médine, Sofiane), raout télévisé des Enfoirés pour les Restos du coeur, promotion de gourdes pour remplacer les bouteilles en plastique (Roméo Elvis)... Pour soutenir le mouvement « Nous voulons des coquelicots », Emily Loizeau a composé Viens avec moi mon vieux pays, une chanson pour l’interdiction des pesticides, pourtant pas le sujet le plus inspirant du monde. « J’ai voulu transmettre un message positif. Il ne faut pas culpabiliser les gens. La cause des réfugiés, le climat, les pesticides, les fractures sociales, tout se tient. Ce sont les symptômes d’une même problématique : la priorité au profit, à la croissance, à l’épuisement du vivant. Je ne suis pas une chanteuse engagée, je suis une citoyenne concernée. » Féminisme, écologie, attentats... Les artistes sont inspirés par les maux du monde, mais ils ne souhaitent pas pour autant être affiliés à un mouvement politique ou incarner une posture militante. « Il est plus compliqué de contester l’ordre établi aujourd’hui qu’il y a trente ou quarante ans, remarque Didier Varrod. Le mur de Berlin est tombé. Comment être contre la mondialisation sans faire le jeu des populismes ? La seule sphère qui reste crédible, c’est l’intime, le corps, le moi. »
« PARTAGER SES HISTOIRES»
Ce positionnement au centre du « je » ne doit pas être confondu avec la satire des petits-bourgeois du Et moi, et moi, et moi de Jacques Dutronc. Les jeunes plumes partent de leur vécu pour toucher large. Stromae a évoqué sa formidable rupture. Eddy De Pretto raconte son homosexualité, la virilité imposée par son père. Angèle, elle, tend le miroir narcissique d’Instagram, tandis que les rappeurs Lomepal ou Gringe couchent sur la page blanche leurs angoisses et leurs failles. « Dans le rap, on rêvait à une époque de changer le monde. Aujourd’hui, l’objectif est de changer soi-même », assure le sage Youssoupha. « Le terme “chanson engagée” renvoie à une idée politique, estime Aloïse Sauvage, 26 ans qui vient de sortir son premier EP (Jimy). Or notre responsabilité est aussi émotionnelle. Partager ses histoires, ses sentiments peut aider les autres à avancer. »
Les réseaux sociaux ont évidemment bouleversé les rapports entre les artistes et leurs auditeurs. Etre suivi par 1 million de personnes sur Instagram peut se révéler aussi euphorisant que... paralysant. Chut, on vous écoute. « S’engager, c’est perdre une partie de son public, prévient Serge Hureau, du Hall de la chanson. L’oeuvre d’un chanteur ne doit pas être simplement le reflet de la communauté qui s’intéresse à lui. C’est une singularité dans laquelle le collectif se reconnaît. Un chanteur n’est pas le porte-parole du public. » Et ne doit pas plaire à tout le monde à tout prix. Gauvain Sers a remarqué que pendant ses concerts certains spectateurs n’applaudissent pas ou quittent la salle quand il joue son titre anti-FN Hénin-Beaumont. Ecouter ne signifie pas adhérer.
« La seule sphère qui reste crédible, c’est l’intime, le corps, le moi »