C’était dans L’Express… Les plaies d’Israël (1999)
Laïques contre religieux, séfarades contre ashkénazes : jamais la société israélienne n’a été si divisée. Avant les élections du 17 mai 1999, le débat sur la citoyenneté domine la campagne.
Les électeurs israéliens sont appelés aux urnes afin d’élire leurs députés et leur Premier ministre. A en croire les derniers sondages, l’actuel chef du gouvernement, Benyamin Netanyahou (photo), serait largement devancé par son rival travailliste, Ehud Barak. […] L’enjeu du scrutin est de taille, car le vainqueur mènera des négociations cruciales, parrainées par les Etats-Unis, qui doivent aboutir à la conclusion d’un accord définitif avec l’Autorité palestinienne. Pendant la campagne électorale, pourtant, la question n’a pratiquement pas été abordée, ni par l’un ni par l’autre candidat, sauf dans les termes les plus vagues. Leurs positions sont très proches, assurent les analystes, et chacun entretient l’ambiguïté afin de s’attirer l’électorat radical sans pour autant se couper des centristes. Mais ce n’est pas tout. D’autres sujets essentiels pour l’avenir du pays sont passés sous silence, eux aussi, comme l’éventualité d’une attaque non conventionnelle contre l’Etat hébreu, menée par l’Irak ou l’Iran, qui inquiète l’état-major. Déjà, en janvier 1998, le gouvernement, redoutant une agression de Bagdad, avait fait distribuer des millions de masques à gaz et de comprimés d’antidotes contre l’anthrax… « Ces questions n’inspirent plus la même passion qu’autrefois, résume Samy Smooha, sociologue à l’université de Haïfa. La majorité des habitants soutient les accords d’Oslo. Ils sont résignés à la création d’un Etat palestinien, sous une forme ou sous une autre. Quant aux menaces stratégiques, ils s’en remettent à l’armée, qui a démontré sa valeur dans le passé. »
Pour la première fois depuis la création de l’Etat, les débats politiques sont dominés par des questions qui touchent à l’identité même du pays. Les juifs israéliens – 4 habitants sur 5 – se livrent à une introspection souvent douloureuse sur l’état de la société, l’avenir du
pays et la forme future de l’Etat. La quête provoque des déchirures dans le contrat social : religieux contre laïques, gauche contre droite, séfarades (d’Afrique et d’Asie) contre ashkénazes (d’Europe et d’Amérique), natifs contre immigrants… Le pays se laisse aller à ses divisions, comme si le déclin de la menace extérieure avait cessé de fédérer la nation. La société israélienne a toujours été traversée de courants opposés ou contradictoires, mais qui ont longtemps été enfouis, comme autant de mouvements tectoniques agitant les profondeurs de la Terre sainte. Désormais, attisées par la politique clientéliste de Netanyahou, les divergences éclatent au grand jour.
Au moment où, sous l’effet du processus de paix, leur pays semble enfin en voie de normalisation, les leaders israéliens s’agressent, s’insultent et se prennent à partie comme jamais auparavant. L’insulte de « nazi » est devenue banale, surtout dans la bouche des religieux ultraorthodoxes. Au début de la campagne, les travaillistes reprochèrent au Likoud d’utiliser un vocabulaire « mussolinien ». Netanyahou a rétorqué en accusant Barak d’employer un slogan « militaro-fasciste ». Depuis, des mots tels que « haine », « racaille » ou « traîtrise » s’étalent à la Une des journaux. Les plus pessimistes dressent déjà des parallèles avec la défunte Yougoslavie. Comme si Israël, après avoir tant profité de sa diversité exceptionnelle, devait désormais en devenir victime.
[…] Depuis cinquante ans qu’Israël semble menacé dans sa survie, l’angoisse de ses habitants, lorsqu’ils évoquent leur avenir, rappelle parfois la fameuse histoire drôle : « Pourquoi les mères juives ne prennent-elles pas d’aspirine? – Parce que ça soulage. » Il n’empêche que la société israélienne est bel et bien malade. […]