Le style de… Raphaël Enthoven
Dans ses Nouvelles morales provisoires, Raphaël Enthoven décrypte l’actualité avec humour et profondeur. Plongée passionnante au coeur de la société : à partir d’événements précis, des suites de l’affaire Weinstein aux enjeux de la laïcité, le philosophe et essayiste dégage des chroniques et lectures, pour penser les failles de notre monde. Aujourd’hui, il nous donne sa vision du style.
l’express Qu’est-ce que le style en philosophie ?
Raphaël Enthoven Ce qu’on appelle le « grand style » en philosophie, c’est la concision ou capacité à la compacité : faire tenir une idée dans l’écrin d’une page ou d’une phrase. Il faut être sec, sans graisse, précis et paradoxal. Je ne vois pas meilleure pédagogie. Faire court permet à la fois d’alléger la lecture, de stimuler l’esprit et de favoriser l’imagination. Tenir une idée en peu de mots est aussi difficile que d’attraper un papillon sans lui froisser les ailes. Non seulement, on n’a pas le droit d’ennuyer un lecteur qui ne nous a rien fait, mais on a aussi le devoir de susciter chez lui un fil réflexif qu’un texte trop long finirait par saturer. Il y a une érotique du style en philosophie.
Un bon style en philosophie pourrait susciter le désir d’aller plus loin ?
R. E. Ce qu’on dit s’estompe devant ce qu’on suggère. De fait, chaque connaissance est une invitation à ouvrir la porte suivante. Il est essentiel, pour ce faire, que l’idée soit entrevue, au lieu d’être démontrée, c’est-à-dire imposée. Montrer peu. Ou juste assez. Attirer l’oeil sans épuiser le regard. Et inviter chacun à explorer davantage ce qu’on lui indique… Montaigne excelle dans cet exercice, qui parvient, parfois en un léger décalage (« matière/manière », ou bien « humidité/humilité »), à résumer tout un pan de l’histoire des idées.
Quel autre penseur est passé maître dans l’art redoutable de la concision ?
R. E. Nietzsche. Qui, de son propre aveu, est l’élève de Montaigne (« Qu’un pareil homme ait écrit, disait-il, véritablement la joie de vivre sur terre s’en trouve augmentée »). Nietzsche est un duelliste qui se bat avec l’avenir, et lui inflige régulièrement des cicatrices. Par exemple, quand il écrit « il n’y a pas de faits, seulement des interprétations », ou bien « le XXe siècle sera un siècle de barbarie et les sciences seront à son service », il ajoute l’entrevision à la concision, et il pousse l’art de l’aphorisme jusqu’au dynamitage perpétuel des idées reçues.
Quel serait votre propre style ?
R. E. Je suis un laborieux. Qui doit longtemps polir une idée, comme on fatigue une salade, avant qu’elle ne s’offre à lui – peut-être. C’est comme ça. L’étincelle me vient, quand elle vient, après des heures de mise en train. Mais le résultat se défend, parfois. En particulier quand la matière d’un essai tient en quelques lignes.
Comment caractériser le style de notre époque ?
R. E. Notre temps (c’est-à-dire l’hyper-démocratie) est pris dans une logique, non pas de discussion, mais d’opposition systématique : au débat, nous préférons le combat. C’est plus facile. A l’argumentation, nous préférons la colère. Au désaccord nous préférons la haine. Il est frappant de voir combien les gens aiment se détester, plus que se parler. Affirmations péremptoires, conclusions stériles et tempéraments vindicatifs… Tout le monde aujourd’hui détient la vérité – seulement ce n’est jamais la même.