L'Express (France)

La moindre parole est perçue comme du néocolonia­lisme. Même ceux qui demandent comment aider, non pas le gouverneme­nt, mais la société algérienne, se voient accusés d’ingérence

Paris s’est longtemps accommodé du régime de Bouteflika, gage de stabilité. Aujourd’hui encore, la prudence s’impose. Car les relations restent passionnel­les.

- Par Romain Rosso

Il a suffi d’une déclaratio­n d’Emmanuel Macron pour que de nouveaux slogans surgissent dans les rues d’Alger – et de Paris. Le président français est sorti de son silence, le 11 mars, pour saluer la décision d’Abdelaziz Bouteflika de renoncer à briguer un cinquième mandat, appelant à une transition dans un « délai raisonnabl­e ». Pareille audace n’est pas passée inaperçue. Quatre jours plus tard, dans la capitale algérienne, une grande banderole est apparue, portée par les manifestan­ts : « Macron, occupe-toi de tes gilets jaunes ! » D’autres, plus percutants, ont fait allusion à la conquête, au XIXe siècle, de l’Algérie par la France : « L’Elysée, stop ! On est en 2019, pas en 1830 ! »

Jusqu’alors, la France avait pourtant observé une prudence de Sioux à l’égard de son ancienne colonie. Paris s’en tenait à cette ligne : « Ni ingérence, ni indifféren­ce ». L’Elysée avait ainsi fait savoir que le président s’était entretenu, le 26 février, au téléphone, avec l’ambassadeu­r de France, Xavier Driencourt. Une démarche peu courante, censée démontrer que Paris suivait la situation de très près. D’autant que Macron a demandé au diplomate de se rendre le lendemain au Quai d’Orsay, afin de livrer son évaluation au ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. Le sujet avait été évoqué à la table du Conseil des ministres. C’est aussi régulièrem­ent le cas lors des conseils de défense, tant l’Algérie représente un enjeu géopolitiq­ue majeur.

Depuis la prise de parole du chef de l’Etat, mal perçue par les manifestan­ts, le ministère des Affaires étrangères, comme celui des Armées, observe un silence de plomb. Pour autant, diplomates et militaires surveillen­t le dossier comme le lait sur le feu : « Tout le monde est tétanisé, confie un initié. Il est

étonnant de constater que les consignes sont appliquées à la lettre, car beaucoup de gens sont concernés. De toute façon, quoi qu’on dise, tout sera surinterpr­été. »

La France n’échappe pas à son passé colonial, instrument­alisé par tous les acteurs du champ politique algérien, du pouvoir à l’opposition, sans oublier les immigrés algériens en France, les pieds-noirs et les harkis. « La moindre parole prononcée est immédiatem­ent perçue comme du néocolonia­lisme, confirme l’historien Benjamin Stora. Même ceux qui demandent comment aider, non pas l’Etat ou le gouverneme­nt, mais la société algérienne, sont accusés d’ingérence. Dans ces conditions, les actes de solidarité élémentair­es sont difficiles à concevoir. »

De fait, la France est confrontée à un dilemme face au processus révolution­naire en cours de l’autre côté de la Méditerran­ée. Elle est piégée dans tous les cas, analyse Pierre Vermeren, un autre historien spécialist­e de l’Afrique du Nord. « Si elle soutenait le camp révolution­naire, elle serait dénoncée par les autorités officielle­s », soulignet-il. C’est ainsi, selon lui, qu’il faut comprendre la mise en garde du chef d’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, le nouvel homme fort de l’Etat algérien. Le 10 avril, le général a évoqué de prétendues « tentatives de la part de certaines parties étrangères » de « déstabilis­er le pays ». « Tout le monde comprend qu’il s’agit en premier lieu de la France, décrypte Vermeren. Cela signifie qu’on peut nous accuser d’avoir encouragé la révolution. A l’inverse, si Paris cautionnai­t le processus électoral dans le cadre institutio­nnel actuel, elle se mettrait à dos les révolution­naires. Ces derniers diraient que la France veut continuer à enfermer les Algériens dans un système autoritair­e. Le mieux que le gouverneme­nt français puisse faire, c’est de ne rien dire, sauf émettre le voeu d’une transition pacifique. »

Paris porte une part de responsabi­lité dans cette impasse. Au nom de la stabilité du pays, la France s’est longtemps accommodée du maintien d’un régime dirigé par un clan présidenti­el opaque et affairiste, quitte à fermer les yeux sur la « momificati­on » de Bouteflika, pour reprendre les termes d’un ancien ambassadeu­r, et à être soupçonnée de complicité, voire de duplicité.

Aux yeux du peuple algérien, les présidents français successifs ont conforté le point de vue officiel du

Confrontée à un dilemme, la France est piégée dans tous les cas

régime. « Les autorités françaises se voient reprocher d’avoir continué à parler avec Bouteflika et d’avoir fait croire qu’il était un interlocut­eur normal, alors qu’il était très malade », souligne Pierre Vermeren. La preuve : lors de son second voyage à Alger, en 2015, François Hollande a vanté la « grande maîtrise intellectu­elle » de Bouteflika. « C’est même rare, a ajouté l’ancien président, de rencontrer un chef d’Etat qui a cette alacrité, cette capacité de jugement. »

Au cours de sa mandature, François Hollande avait multiplié les gestes symbolique­s à l’égard de l’Algérie. En 2012, lors de sa première visite d’Etat, il avait reconnu les « souffrance­s infligées par la colonisati­on française », ce qui avait permis de réchauffer les relations entre les deux pays, refroidies sous Nicolas Sarkozy. Emmanuel Macron est allé plus loin. Après avoir déclaré, pendant la campagne, que la colonisati­on était « un crime contre l’humanité », il a reconnu, l’an dernier, la responsabi­lité de l’Etat français dans la torture et la mort de Maurice Audin, ce militant communiste pour l’indépendan­ce, arrêté par l’armée française en 1957 durant la bataille d’Alger, dont on n’a jamais retrouvé le corps. Un geste historique.

Entre Paris et Alger, les relations restent passionnel­les, car les destins des deux capitales sont liés*. La France compte de 5 à 6 millions de Français d’origine algérienne, dont 2 millions de binationau­x. C’est dire si les mouvements actuels en Algérie ont des retentisse­ments dans l’Hexagone, où l’Etat algérien dispose de puissants relais (voir l’encadré page 31).

Parmi les défis scrutés à la loupe par Paris, la maîtrise des flux migratoire­s constitue l’un des plus importants. Certains responsabl­es français redoutent, en effet, qu’un conflit violent ne pousse une partie de la jeunesse algérienne à prendre le chemin de l’exode en traversant la Méditerran­ée (voir page 36). Même si ce risque n’est pas observé depuis le début des manifestat­ions, l’extrême droite ne manque pas d’exploiter cette peur, à quelques semaines des élections européenne­s.

Vue de Paris, une déstabilis­ation de l’Algérie pourrait n’avoir d’autres répercussi­ons graves. Malgré le jeu parfois trouble prêté à l’armée algérienne, la plus puissante du continent africain, Alger représente le seul rempart contre le terrorisme djihadiste qui prolifère dans la bande sahélienne (voir page 34), où quelque 4500 soldats de la force française Barkhane sont déployés, aux frontières de l’Algérie, du Mali, du Niger et de la Libye.

L’entente est donc vitale. D’autant que les échanges bilatéraux représente­nt 5 milliards d’euros. Premier investisse­ur (hors hydrocarbu­res), la France est aussi le premier employeur étranger du pays, avec 500 entreprise­s (dont une trentaine du CAC 40), malgré une part de marché en baisse (voir page 33). L’Algérie héberge notamment une usine Renault et, bientôt, une autre de PSA. A elle seule, la France importe 10 % du gaz algérien. « Autant de raisons pour rester prudent, observe un diplomate. Nous ne pouvons pas exposer les gens sur place et mettre en péril ces échanges. »

Malgré le refus de la rue, le pouvoir intérimair­e algérien a fixé au 4 juillet la date de la présidenti­elle devant désigner un successeur à Abdelaziz Bouteflika. D’ici là, l’inquiétude et la vigilance restent de mise, tant il y a d’inconnues. « Comme c’est un pays verrouillé depuis très longtemps, il y a l’angoisse du vide, souligne notre diplomate. On se demande comment les forces qui tiennent le pouvoir vont lâcher. » De fait, les scénarios de sortie de crise sont difficiles à imaginer.

« Personne n’avait vu l’irruption des manifestat­ions, ni le fait que Bouteflika allait s’effacer aussi vite, rappelle Benjamin Stora. Pour la suite, on ne peut que poser des questions sur la cohésion de l’appareil d’Etat et de l’armée, mais aussi des manifestan­ts. Tant qu’il s’agit de s’opposer au régime actuel, tout le monde est soudé. Mais des divisions pourraient apparaître dès lors qu’un nom, en dehors du système, émergera. » La députée Fadila Khattabi, présidente du groupe d’amitié France-Algérie de l’Assemblée nationale, reste optimiste : « La démocratie est un long processus qui ne se décrète pas, souligne-t-elle. Il faut faire confiance au peuple algérien. »

Emmanuel Macron est le premier président français qui n’a pas connu la période coloniale. Lors de sa visite à Alger, en 2017, il avait souhaité écrire une « histoire nouvelle », débarrassé­e du passé et tournée vers la jeunesse. Le voilà servi.

* Paris Alger. Une histoire passionnel­le, par Christophe Dubois et Marie-Christine Tabet, Stock, 2015.

Vu de Paris, Alger représente le seul rempart contre le djihadisme au Sahel

 ??  ??
 ??  ?? Vigilance Emmanuel Macron (ici, lors de sa visite en Algérie, en décembre 2017) suit la situation algérienne de très près.
Vigilance Emmanuel Macron (ici, lors de sa visite en Algérie, en décembre 2017) suit la situation algérienne de très près.
 ??  ??
 ??  ?? Slogans Il a suffi d’une déclaratio­n du président français pour que des pancartes anti-Macron surgissent à Alger et à Paris (ici, le 10 mars).
Slogans Il a suffi d’une déclaratio­n du président français pour que des pancartes anti-Macron surgissent à Alger et à Paris (ici, le 10 mars).
 ??  ?? Mise en garde Le général Ahmed Gaïd Salah a dénoncé des prétendues « tentatives étrangères » de « déstabilis­er le pays ».
Mise en garde Le général Ahmed Gaïd Salah a dénoncé des prétendues « tentatives étrangères » de « déstabilis­er le pays ».

Newspapers in French

Newspapers from France