Anne Rosencher, Christian Makarian, Nicolas Bouzou, Laurent Alexandre, Jacques Attali
Le grand débat est clos, et l’heure des bilans a sonné, comme on dit. Dès les joutes terminées, les instances organisatrices ont publié une première volée de statistiques passées relativement inapperçues, parmi lesquelles figurait ce chiffre remarquable : durant l’exercice, Emmanuel Macron aura pris la parole environ… cent heures. Certains feront valoir, à juste titre, que ce marathon oratoire lui aura plutôt réussi. En quelques mois, les images d’un chef de l’Etat fuyant Le Puy-en-Velay sous les huées d’une foule menaçante furent contrebalancées par les heures de direct d’un président en bras de chemise, charmeur d’assemblées, capable de « tenir » huit heures avec le sourire et réponse à tout.
Si cette communication performative, à mi-chemin entre l’installation d’art contemporain et le « grand O » de l’ENA façon télé-réalité, a eu des effets indéniablement positifs pour le président, on peut néanmoins se demander ce que cet épisode traduit de notre société. Un « grand moment démocratique » ? Pas seulement. A dire vrai, ce tableau d’un président débatteur au centre d’agoras dissertantes, le tout commenté ad libitum dans les médias et sur les réseaux sociaux, donne une parfaite illustration de ce que les sociologues appellent la « société bavarde ». « On débat du débat, on commente le commentaire, et le réel est comme euphémisé dans une bulle langagière en boucle, décrypte l’intellectuel Jean-Pierre Le Goff, qui met en garde : pendant ce temps, des seuils sont franchis et on ne fait plus que discuter en amont des seuils. » A-t-on, par exemple, noté à sa juste mesure le fait que le président avait « débattu » deux heures durant avec des écoliers de sixième et de CM2 devant les caméras de télévision ? A-t-on apprécié, seulement, à quel point cela pulvérisait le seuil
du n’importe quoi ? Non pas. A la place, on a disséqué les réponses d’Emmanuel Macron sur les gilets jaunes, applaudi la fraîcheur des questions de ces « citoyens en culottes courtes »… Pourtant, il y a fort à parier que beaucoup de Français auront écarquillé les yeux d’incrédulité devant ce spectacle inédit. Que vivonsnous? A quoi rime un président qui débat avec des enfants ?
Après tout, direz-vous, « il faut bien vivre avec son temps »… Le problème est que, si Emmanuel Macron a gagné quelques précieux mois avec le grand débat, il a aussi pris le risque d’une déception considérable. On a beau mettre la réalité sous une cloche de mots, elle finit toujours par se venger – « Le réel, c’est quand on se cogne », disait Lacan. La société bavarde peut se donner l’illusion qu’elle a refait le monde en en parlant beaucoup. Mais, ces dernières semaines, rien n’a changé dans les fondamentaux du pays.
Au reste, l’équation politique n’est pas différente de celle qui se dessinait déjà au soir du second tour de la présidentielle, et que Marcel Gauchet résumait ainsi : « Ou bien le “système” est capable de traiter autrement les problèmes que soulève Marine Le Pen – qui gonflent les voiles de son électorat depuis des décennies –, et alors l’élection de Macron marquera le début de la fin d’un cycle ; ou bien ce système institutionnel, culturel et politique n’est pas capable de les traiter, et il pourrait avoir usé la dernière cartouche du fonctionnement normal de la démocratie. » Les gilets jaunes ont passé. Le grand débat a passé. Et on en est toujours là.
A l’heure où nous bouclions ces pages, le président devait s’exprimer pour « répondre », c’est le mot qu’il a employé, à la crise des derniers mois. En vérité, il est question de régler des problèmes vieux de trente ans. Il est question d’efficacité des politiques publiques, de cohérence de la politique fiscale, des transformations de notre modèle de société, il est question d’école, d’industrie… Il est question, pour Emmanuel Macron, d’y apporter ses réponses, de penser contre lui-même et contre les réflexes sociologiques d’une partie de son électorat. De cette audace dépend énormément. Le reste n’est que paroles, paroles, et encore des paroles, comme dit la chanson.
On a beau mettre la réalité sous une cloche de mots, elle finit par se venger