Technip : hold-up texan sur un fleuron français
La fusion entre Technip et l’américain FMC a tourné à l’avantage du second. Une opération déséquilibrée dès le départ que l’Etat français a laissé faire. L’histoire rappelle celle du rachat d’Alstom par General Electric.
C’est un symbole qui en dit long. Cette année, le groupe franco-américain TechnipFMC, un des poids lourds mondiaux du secteur parapétrolier, tiendra son assemblée générale le 1er mai. Un jour férié dans l’Hexagone. Une date comme une autre outre-Atlantique. Preuve que, deux ans après le mariage entre le français Technip et l’américain FMC, la culture tricolore s’est évaporée. Comme à chaque fois dans ce genre d’histoire industrielle, le paquet-cadeau présenté aux action
naires et aux salariés était pourtant bien ficelé : la promesse d’une fusion entre égaux, l’espoir de voir naître un géant mondial… Las ! l’union a rapidement basculé en faveur des Américains, et le nouveau-né s’est rapidement cassé la figure.
Après Lafarge, Alcatel ou encore Alstom, voici qu’à nouveau un fleuron du colbertisme à la française sombre. Pour le grand public, le nom de Technip n’évoque pas grand-chose. L’histoire de l’entreprise est pourtant étroitement liée à celle de l’Etat français. Tout commence en 1958. Technip voit
le jour au sein de l’Institut français du pétrole (IFP), une émanation de l’administration française, chargée de la valorisation des brevets de l’industrie pétrolière tricolore. Pendant cinquante ans, Technip grossit et s’émancipe peu à peu de sa tutelle publique, jusqu’à son introduction en Bourse, en 1995. Aujourd’hui, l’Etat, à travers Bpifrance, ne conserve plus que 5 % des parts.
QUAND BERCY RESTE SOURD
Lorsqu’elles dévoilent leur alliance, en avril 2016, Technip et FMC se reniflent depuis longtemps. Déjà, fin 2014, un projet de rapprochement avait été étudié avant qu’une fuite dans la presse le fasse capoter. Les pourparlers reprennent deux ans plus tard, sauf qu’entretemps le paysage mondial a changé. Les prix du pétrole se sont effondrés, et les majors ont stoppé net leurs projets d’exploration. La plupart des équipementiers souffrent. Technip moins que FMC. Les bans du mariage présentent cependant une parfaite égalité de la valeur des entreprises. « Première erreur », enrage encore un cadre de l’entreprise. Les chiffres de l’époque sont incontestables : Technip réalise 13,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires, contre 6,4 milliards pour FMC. Et son carnet de commandes est quatre fois plus important. Certes, la rentabilité de l’entreprise américaine est plus élevée. Mais elle est sur une pente glissante. « Tout le monde voyait bien que les comptes que la situation de FMC se dégradait », ajoute un dirigeant encore en poste.
Qu’importe, le patron du groupe, Thierry Pilenko, accepte alors une opération qui lui est défavorable. Par peur d’être la cible d’une OPA du géant Schlumberger, où il a travaillé pendant vingt ans. Il l’écrit d’ailleurs dans une lettre adressée à un cadre de Technip et que L’Express s’est procurée : « D’autres options étaient envisageables, mais elles auraient conduit à la disparition de Technip et FMC séparément. » Un seul homme s’oppose au mariage : Gérard Hauser, administrateur de Technip et d’Alstom, ancien dirigeant de Nexans et Pechiney. Un industriel à l’ancienne. En mai 2016, il critique cette union déséquilibrée et le fait savoir à Thierry Pilenko ainsi qu’au comité d’audit. Mais Gérard Hauser prêche dans le désert. Thierry Pilenko se réfugie derrière une note de la banque d’affaires Goldman Sachs, payée par Technip, qui atteste que la fusion est conforme à la réalité économique des entreprises.
Le PDG porte aussi la bonne parole auprès du gouvernement français. Le ministre de l’Economie de l’époque, Emmanuel Macron, est d’abord sceptique. « Pilenko nous a dit qu’il fallait aller vite car la situation se dégradait,
raconte un ancien conseiller de l’actuel président de la République. Macron savait bien que la fusion pouvait mal tourner. Mais on n’avait pas d’autre solution. » En mai 2016, Gérard Hauser rencontre le directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, Alexis Kohler, aujourd’hui secrétaire général de l’Elysée. Il lui lâche que Technip « va se faire voler » alors qu’il « peut rester indépendant ». Mais Bercy reste sourd aux inquiétudes du vieux loup de mer. Il faut dire que le patron de Technip s’est fait épauler dans cette opération de fusion par la banque d’affaires Rothschild et son associé phare, François Henrot, celui-là même qui a recruté Emmanuel Macron en 2008. « Pilenko n’a pas choisi Henrot par hasard, et c’est ce dernier qui a convaincu Macron », lâche un ancien administrateur du groupe. Le banquier de Rothschild s’est rendu à Bercy pour y rencontrer son ancien poulain et le convaincre des bienfaits de l’opération. On connaît la suite… Contactés, les protagonistes ne nous ont pas répondu.
LA MAIN DE LA JUSTICE AMÉRICAINE
Mais un autre événement peut aussi avoir accéléré la fusion. Trois mois avant l’annonce du mariage, début 2016, le puissant département de la justice des Etats-Unis
– le DoJ – ouvre une enquête pour corruption contre Technip.
Les autorités américaines enquêtent sur trois contrats au Brésil, au Ghana et en Guinée. Chaque fois, l’entreprise a payé des intermédiaires locaux pour les décrocher. Des accusations qui remontent à la période 20082012, pendant laquelle Pilenko est PDG de Technip. En 2010, déjà, le groupe français s’était fait rattraper par la patrouille yankee et avait versé 240 millions de dollars aux autorités américaines pour mettre fin à des poursuites, là encore pour corruption, concernant un contrat au Nigeria. « Beaucoup d’entre nous pensent que la justice américaine a pu faire pression », explique Daniel Bailly, un ancien cadre du groupe qui préside une association d’anciens dirigeants. Une menace qui pèse lourd alors que Thierry Pilenko est résident américain. La justice américaine est-elle au centre du hold-up texan sur Technip? Une théorie similaire a déjà été échafaudée pour expliquer la vente d’un
autre fleuron français aux Américains… « Il flotte clairement sur cette histoire comme un parfum d’Alstom » résume Christophe Héraud, délégué syndical CFDT chez Technip France.
Trois ans plus tard, le mariage entre Technip et FMC n’a pas tenu ses promesses. En 2018, le groupe fusionné a perdu 1,9 milliard de dollars à cause d’une révision à la baisse de la valeur de FMC. « C’est bien la preuve que l’entreprise a été survalorisée et qu’on s’est fait voler, enrage un dirigeant de Technip. Si on avait attendu un an, on aurait racheté FMC à la casse. » Aujourd’hui, 80 % des résultats de TechnipFMC proviennent des anciennes activités du groupe français. Une injustice d’autant plus mal vécue que le départ de Thierry Pilenko, le 1er mai prochain, laisse les manettes aux Américains. La direction de Technip France assure que des dirigeants resteront à Paris. Le PDG, Doug Pferdehirt, ancien patron de FMC, sera basé à Houston tout comme les directeurs financier et juridique. Et il se murmure déjà qu’Arnaud Piéton, l’un des derniers Français, qui dirige les activités sous-marines, va aussi rejoindre le Texas. L’ambiance est devenue délétère. Depuis la fusion, les départs ont triplé. Et cinq salariés ont mis fin à leurs jours. Le dernier suicide a eu lieu début mars. La Sécurité sociale et l’inspection du travail ont reconnu deux d’entre eux comme des accidents du travail. Et l’administration a saisi la justice, qui devrait bientôt ouvrir une enquête préliminaire. « Elle estime qu’il s’agit d’une mise en danger d’autrui », explique Rudy Ouakrat, l’avocat des salariés. Des salariés qui jugent que Thierry Pilenko laisse le groupe dans un sale état. Ils ont surtout peu goûté les 14 millions d’euros de primes qu’il touchera en quittant l’entreprise. Pour eux, le véritable hold-up est là.
« On s’est fait voler. Si on avait attendu un an, on aurait racheté FMC à la casse »