Elizabeth George, indétrônable reine du polar
La romancière américaine, dont tous les romans se déroulent en Grande-Bretagne, porte la plume dans les plaies de nos sociétés. La Punition qu’elle mérite, avec son tandem de flics fétiches Lynley et Havers, en est (encore) la preuve. Royal !
Difficile de croire qu’elle vient de fêter ses 70 ans tant Elizabeth George, petit gabarit, silhouette fluette, dégage de vitalité. Depuis son premier polar, Enquête dans le brouillard, publié en 1988 et récompensé en France par le grand prix de littérature policière, ses intrigues se situent invariablement en Grande-Bretagne et sont autant de best-sellers dans le monde entier. Ce qui vaut à cette native de l’Ohio, établie à Seattle, le titre très envié de « reine américaine du crime à l’anglaise ».
Elle n’est pas près de le perdre avec son nouveau roman, La Punition qu’elle mérite, vingtième enquête de l’inspecteur Thomas Lynley et de son inséparable acolyte, le sergent Barbara Havers. Un excellent millésime, qui commence par le prétendu suicide d’un jeune diacre, accusé de pédophilie. Outre son duo de flics fétiches et sa commissaire Isabelle Ardery, de plus en plus alcoolique, la romancière se surpasse en peignant une galerie de personnages très réussis. Bitures express et sexe débridé d’ados largués, viols, drogue, secrets de famille, etc., elle porte aussi la plume dans les plaies de l’époque.
l’express Lorsque vous avez mis en scène Thomas Lynley et Barbara Havers pour la première fois, aviez-vous prévu qu’ils allaient connaître une telle longévité ?
Elizabeth George Pas du tout ! J’ai toujours eu envie d’écrire, je m’y suis mise dès l’âge de 7 ans même si c’était très mauvais. J’ai écrit un premier roman à 12 ans, puis un deuxième à 18 mais à grand-peine. Alors, quand je me suis lancée dans l’écriture du troisième, Enquête dans le brouillard, en rentrant d’un voyage en Angleterre, dans le Yorkshire, je ne m’attendais pas qu’il soit aussitôt accepté par un éditeur. Et encore moins qu’il séduise un public aussi large, dans de si nombreux pays. J’étais enchantée. J’ai énormément de chance que cette aventure dure depuis si longtemps.
Comment avez-vous réussi à renouveler ces deux personnages, à les rendre toujours intéressants ?
E. G. Parce que je les aime vraiment, j’ai toujours plaisir à les retrouver. Je les ai conçus de telle manière qu’ils ne deviennent jamais ennuyeux, à commencer pour moi ! J’apprécie la personnalité de Thomas Lynley, né dans une famille de la haute aristocratie anglaise, issu d’un milieu riche et privilégié, doté d’une excellente éducation et d’un flegme imperturbable.
Mais pour avoir côtoyé, très jeune, ceux qui travaillaient sur les terres de son père, il s’est familiarisé avec des gens de condition plus modeste et se sent à l’aise auprès d’eux. Lynley sait ce que sont les injustices sociales, il est conscient des inégalités de classe qui perdurent en Angleterre. Quant à Barbara Havers, elle les incarne précisément par ses origines populaires. C’est elle, le porte-parole de mes romans. J’adore son irrévérence et ses mauvaises manières !
Cette question des rapports de classe est toujours très présente dans votre nouveau roman, notamment entre ses jeunes protagonistes : un thème qui vous tient particulièrement à coeur ?
E. G. Il est très difficile de parler de la Grande-Bretagne en ignorant ce rapport de classes qui existe encore fortement. S’il y a davantage de mobilité sociale aujourd’hui que par le passé, on y reste identifié par son milieu d’origine. Ce n’est pas le cas aux Etats-Unis, où les classes ne sont pas déterminées par la naissance mais par votre niveau de succès, l’argent que vous gagnez.
Autre de vos thèmes récurrents, également au centre de ce roman, celui de la famille, qu’il s’agisse des rapports entre parents et enfants, entre frères et soeurs, au sein du couple. Parce que c’est un contexte propice au crime, dans le sens le plus large ?
E. G. Absolument. J’ai toujours trouvé l’unité familiale intéressante, et particulièrement les relations entre parents et enfants, parce qu’elles influent souvent sur le sort de ces derniers. Et puis les familles ont toujours des secrets, que ce soient ceux des parents vis-à-vis de leurs enfants ou réciproquement. C’est un terrain très fertile pour les histoires sombres. Dans ce roman-là, je me suis intéressée à de jeunes adultes, entre 18 et 20 ans, et à la relation particulière que chacun a avec sa mère. L’une veut modeler sa fille à son image, l’autre préserver la sienne d’un passé traumatisant, une autre protéger son fils à tout prix, etc.
D’où viennent vos idées ? Suivez-vous régulièrement l’actualité ?
E. G. En effet, l’actualité m’inspire parfois. Pour La Punition qu’elle mérite, je me suis souvenue de l’énorme battage médiatique aux Etats-Unis déclenché par l’enquête du célèbre écrivain et journaliste Jon Krakauer, [auteur notamment de Into the Wild], Sans consentement. Enquête sur le viol [Presses de la Cité] : il y révélait plusieurs cas de viols commis entre 2010 et 2012 à l’université de Missoula, dans le Montana. Ce fut un scandale retentissant car il a démontré que ces agressions étaient beaucoup plus fréquentes qu’on ne le croyait au sein des campus américains, même si la plupart des victimes ne portaient pas plainte. Je voulais évoquer quels effets peut produire un tel acte sur une jeune fille en particulier, dans un contexte social donné comme celui de mon roman.
Vous rendez-vous systématiquement sur les lieux de vos intrigues ?
E. G. Oui, d’autant que je n’ai aucune imagination pour inventer un décor. Cette fois, j’ai séjourné une dizaine de jours dans le Shropshire, dans la région des West Midlands. J’ai fait des recherches à Ludlow et à Ironbridge, deux villes, distantes d’une quarantaine de kilomètres, où se déroulent les histoires principales. Mais sans savoir précisément comment mes personnages allaient s’y déplacer, car je le décide toujours après. Alors que j’avais pratiquement terminé mon roman, j’ai décidé de jeter un oeil sur Google Maps par curiosité, et j’ai compris que je m’étais trompée en faisant faire à Barbara un trajet impossible, contrairement à ce que laissait penser la carte dont je m’étais servie. Elle ne pouvait suivre ce trajetlà, à moins de voler dans les airs ! J’ai donc dû retourner à Ludlow pour un repérage plus poussé…
Travaillez-vous avec des policiers ?
E. G. Ça dépend. Pour ma prochaine enquête de Lynley et Havers, que je suis en train d’écrire, j’ai récemment vu à Londres un commissaire spécialisé dans le domaine dont parle le livre. L’assistante de mon éditeur m’est très utile en la matière : je lui dis quel sujet m’intéresse, elle se charge de trouver la bonne personne à la Metropolitan et passe les coups de fil nécessaires pour m’obtenir un rendez-vous. J’ai découvert au fil des ans que ces professionnels sont tout à fait enclins à parler de leur métier et prêts à m’aider. Parfois, ils s’impliquent vraiment dans la façon dont je traite un meurtre, me conseillent sur ce que le ou la coupable pourrait faire à partir de mon projet.
Dans Mes secrets d’écrivain, paru en 2006, vous soulignez que les noms des personnages sont très importants pour vous. C’est toujours le cas ?
E. G. Tout à fait. Je choisis le nom d’un personnage pour qu’il colle à sa personnalité et qu’il m’inspire. Je me rends très vite compte si ça marche ou pas. J’aime bien aussi leur inventer un diminutif. Par exemple, dans mon dernier roman, « Gaz » pour Gary, « Ding » pour Dina, « Finn » pour Finnegan, ou encore « Clo » pour Clover. Concernant le jeune Bruce, je l’ai affublé ironiquement du sobriquet Brutus car ça me faisait penser à « brute », alors qu’il tient plus du dandy et n’est pas très grand. En Angleterre, les prénoms reflètent souvent le niveau social. C’est pourquoi les membres de la famille royale n’ont pas beaucoup de choix : vous ne verrez jamais un roi prénommé Donald ou Kevin, ni une princesse baptisée Linda !
En trente ans, les technologies ont considérablement évolué : quand et comment avez-vous sauté le pas du téléphone portable, d’Internet, etc. ?
E. G. C’est une bonne question car lorsqu’un écrivain commence une série et qu’elle dure, il finit forcément par se demander comment figer ses personnages dans le temps pour ne pas les faire vieillir. Agatha Christie ne s’est pas posé la question avec Hercule Poirot et Miss Marple, puisqu’ils sont toujours les mêmes de livre en livre. Moi, je préfère les séries dont les personnages vont de l’avant, évoluent en fonction des circonstances, sont marqués par leurs expériences, etc. Ma difficulté était de trouver le bon moment sans suivre le temps réel. Sinon, Lynley et Havers seraient déjà des seniors ! Je voulais les intégrer lentement à notre époque. Mais que faire des nouvelles technologies ? Jusqu’au jour où mon éditeur anglais m’a intimé de sa plus belle voix : « Elizabeth, il faut que tu leur donnes des téléphones portables! » J’ai donc décidé de sauter le pas sans plus d’explications. Contre toute attente, personne ne l’a remarqué ni ne s’est étonné du fait que Lynley avait 31 ans en 1988 et qu’il en a 39 aujourd’hui… Tant mieux.
LA PUNITION QU’ELLE MÉRITE
PAR ELIZABETH GEORGE, TRAD. DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR ISABELLE CHAPMAN. PRESSES DE LA CITÉ, 670 P., 23,50 €.