Peinture : les modèles oubliés
Le musée d’Orsay redonne une identité aux Noirs anonymes qui prirent la pose face à Géricault, Manet, Nadar ou Matisse.
LE MODÈLE NOIR, DE GÉRICAULT À MATISSE MUSÉE D’ORSAY, PARIS (VIIE), JUSQU’AU 21 JUILLET.
Carmen, Laure, Aïcha, Madeleine, Joseph… Dans la nef du musée d’Orsay, les prénoms se détachent en lettres de néon pour mettre en lumière les grands délaissés de l’histoire de l’art. Cette installation spectaculaire de l’Américain Glenn Ligon donne le ton de l’exposition Le Modèle noir, de Géricault à Matisse, consacrée à la représentation des Noirs dans la peinture, la sculpture et la photographie, de l’abolition de l’esclavage aux premières avant-gardes du XXe siècle. Un projet historique : « Nulle exposition n’avait, à ce jour, tenté d’explorer ce phénomène de civilisation multiséculaire à partir de l’iconographie foisonnante, tous médias confondus, qu’il a engendrée », observe Cécile Debray, l’une des commissaires de l’événement, concocté en collaboration avec la Wallach Art Gallery de New York.
Le sujet, longtemps ignoré, a quitté les oubliettes de l’art ces dernières années, donnant lieu à des études des deux côtés de l’Atlantique. Grâce aux récentes recherches, on connaît mieux l’identité et le parcours des individus « de couleur » auxquels, il y a peu encore, seul un prénom ou un surnom – voire ni l’un ni l’autre – les reliait à une oeuvre. Qui étaient ces hommes et ces femmes ? Quelles relations entretenaient-ils avec les artistes qui les ont immortalisés? De la méconnaissance à la reconnaissance, comment ont-ils accompagné les soubresauts esthétiques, politiques et sociaux de leur temps ? Focus sur trois de ces modèles enfin sortis de l’anonymat.
LAURE, LA SERVANTE CHEZ MANET
Quand Olympia, la sulfureuse toile d’Edouard Manet, suscite le scandale lors de sa présentation publique en 1865, tout le monde se focalise sur la prostituée nue fixant le spectateur. Nul ne s’intéresse au personnage féminin, à l’arrière-plan, qui tient dans ses mains un bouquet. Une indifférence qui perdure pendant plus de cent ans, au cours desquels même le chat, sur la droite du tableau, fait davantage l’objet de commentaires de la part des historiens de l’art que la domestique noire.
C’est par l’intermédiaire de son copain Baudelaire qu’Edouard Manet rencontre Laure. Lingère ou couturière, on ne sait, elle vit dans le quartier cosmopolite de la place de Clichy et joue les modèles occasionnelles. « Très belle négresse, rue Vintimille, 11, au 3e », note le peintre sur un carnet, au début des années 1860. Même si, dans Olympia, il maintient la femme noire dans le rôle d’une servante et reste, en cela, un brin assujetti aux préjugés de son temps, « c’était radical pour son époque d’avoir déplacé le modèle d’un cadre exotique à une scène d’un Paris moderne et de lui donner une présence picturale frontale », commente l’Américaine Denise Murrell, cocommissaire de l’exposition, qui a consacré une thèse à Laure. Pour Manet, celle-ci posera aussi pour Portrait de Laure (initialement La Négresse) et Enfants aux Tuileries, où elle apparaît, très discrètement, en nounou.
JOSEPH, L’INSPIRATEUR DE GÉRICAULT
Celui dont on ne connaît que le prénom fut le modèle fétiche de Théodore Géricault, abolitionniste notoire. Le personnage de dos, qui domine ses compagnons d’infortune et envoie des signaux de détresse sur l’emblématique Radeau de La Méduse, c’est Joseph. Né à Saint-Domingue aux alentours de 1793, l’adolescent débarque en France après l’indépendance d’Haïti (1804). Il se fait connaître, dès 1808, en « jouant les Africains » dans la troupe foraine de Madame Saqui, avant d’intégrer l’atelier du maître romantique où, raconte Isolde Pludermacher, cocommissaire de l’exposition, « il est l’un des très rares élus admis à pénétrer ».
A la mort de Géricault, les peintres de la capitale, impressionnés par le succès du Radeau, s’arrachent Joseph. Ses « épaules larges et son torse effilé » ont aussi les faveurs de l’Ecole des beaux-arts, où il prend la pose pour quelques dizaines de francs par mois. Professeur à la vénérable institution, Ingres commande à son jeune élève, Théodore Chassériau, lui-même d’origine antillaise, une étude d’un Satan noir chassé de la montagne par le Christ. Joseph pose pour cette esquisse d’un tableau qui ne verra jamais le jour. Au mitan du XIXe siècle, la trace de l’Haïtien se perd peu à peu dans les brumes parisiennes. On le croise au troquet et au théâtre, puis on le retrouve, vieillissant, au Salon de 1865, sur un tableau d’Adolphe Brune, intitulé Joseph le Nègre. Quand et comment est-il mort ? On l’ignore.
MADELEINE, L’ESCLAVE AFFRANCHIE
On a beau l’avoir déjà vue, impossible de ne pas s’attarder devant elle, tant la dignité et la grâce de son maintien, ses yeux qui fixent le spectateur, fascinent. En 1800, six ans après la première abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, la jeune femme noire, peinte par Marie-Guillemine Benoist, élève de David, est la première figure féminine « de couleur » à tenir la vedette au Salon, sous le titre
Portrait d’une négresse (terme usuel du racisme ordinaire de l’époque), rebaptisée, au début des années 2000,
Portrait d’une femme noire, puis, tout récemment, Portrait de Madeleine.
Qui est-elle? Anne Lafond lui a consacré un ouvrage (éd. Inha, 2019), dans lequel elle retrace le parcours de cette esclave guadeloupéenne affranchie, qui séjourne brièvement en métropole, à la fin du XVIIIe siècle, comme domestique du couple Benoist-Cavay, dont Marie-Guillemine est la belle-soeur.
Visiblement inspirée – voire subjuguée – par son modèle, l’artiste la représente de façon complètement inédite pour l’époque : débarrassée de tout élément exotique, la servante arbore les atours et la posture raffinés habituellement dévolus, sur la toile, aux dames blanches de la bonne société. Avec son sein délicatement dévoilé, lui conférant une allure d’Amazone, Madeleine reste, dans l’histoire de la peinture, un symbole de liberté.