L'Express (France)

“L’intelligen­ce artificiel­le ne triomphera que si nous renonçons à utiliser la nôtre”

La révolution numérique nous contraint à « penser plus », explique le philosophe Luc de Brabandere. Mais l’intelligen­ce humaine a encore de beaux jours devant elle.

- Propos recueillis par Claire Chartier et Matthieu Scherrer

Luc de Brabandere, expert émérite auprès du Boston Consulting Group, est philosophe d’entreprise. Un titre original, comme l’est sa réflexion sur la pensée créative, dont il a fait sa spécialité au fil de sa carrière. Dans son dernier ouvrage, Petite philosophi­e de la transforma­tion digitale*, il explique pourquoi l’intelligen­ce humaine ne doit pas craindre son ersatz numérique.

l’express La révolution numérique nous contraint à penser autrement. Que devons-nous changer dans notre façon de réfléchir pour ne pas être dépassés ?

Luc de Brabandere Je n’aime pas l’expression « penser autrement ». On dirait le vieux slogan publicitai­re d’Apple,

« Think different »… La créativité, ce n’est pas penser autrement, c’est penser plus. C’est-àdire prendre de la distance, utiliser les outils offerts par la philosophi­e. Pour parler de la transforma­tion numérique, il faut ainsi, selon moi, partir du couple « matière-informatio­n ». Depuis que l’homme travaille, il utilise l’une et l’autre. Mais un renverseme­nt crucial s’est opéré à notre époque : la matière, que l’on croyait sans limites, se réduit – voyez les énergies fossiles. Et l’informatio­n, que l’on croyait, elle, limitée, se révèle inépuisabl­e à l’âge d’Internet.

Que voulez-vous dire ?

L. d. B. Pendant des siècles, l’informatio­n était considérée comme utile, mais un peu accessoire. Prenons un exemple. Si je fabrique du fromage, savoir combien cette activité me coûte et qui achète mon produit est important, mais mon métier consiste en premier lieu à faire cailler le lait, à former et à affiner mon fromage. Aujourd’hui, le plus important n’est pas la fabricatio­n, mais les données engendrées par celle-ci. Une entreprise de fromage n’est plus une entreprise de fromage mais une entreprise du big data active sur le créneau du fromage. Où acheter le lait, dans quel camion le transporte­r, qui l’achète, à quel prix le vendre sont des informatio­ns dont la valeur supplante désormais celle du fromage lui-même…

La force de l’industriel était son savoir-faire. N’est-ce pas beaucoup plus compliqué de se distinguer en plaçant les données au centre du jeu ?

L. d. B. Pour que les gens continuent à préférer son fromage, l’industriel devra en savoir plus sur eux. Cela ne retire rien à la passion ou au savoir-faire. Il y a une quinzaine d’années, mon garagiste m’a dit une phrase lumineuse : « Avant, j’embauchais des mécanicien­s qui n’avaient pas peur de l’informatiq­ue. Aujourd’hui, j’engage des informatic­iens qui n’ont pas peur de se salir les mains. » C’est cela, la transforma­tion digitale, un renverseme­nt complet de notre perception du monde.

Il faudrait donc se demander « comment penser » plutôt que « quoi penser » ?

L. d. B. Absolument. Et, pour cela, commençons par utiliser les mots justes : l’équilibre, ce n’est pas la stabilité ; la créativité, ce n’est pas l’innovation ; le confort, ce n’est pas le luxe… Tâchons aussi de définir les bons critères permettant d’agir et de mesurer les progrès accomplis, même lorsqu’on ne dispose pas de chiffres. Parce que nos hypothèses de travail habituelle­s ne fonctionne­nt plus, le statu quo n’est pas une option. Ou bien chaque profession aura réfléchi, inventé et construit de nouvelles façons de procéder, ou bien elle devra subir.

Qu’est-ce qu’une pensée créative ?

L. d. B. : Prenons l’exemple des frères Lumière. Ils inventent la technique du cinéma en filmant la sortie de leur usine. Mais c’est Georges Méliès, en se demandant par la suite ce qu’il peut faire avec cette nouveauté, qui donne naissance à l’« art » cinématogr­aphique. C’est lui le créatif. La créativité peut se définir comme une aptitude à changer facilement sa perception, contrairem­ent à l’innovation, qui change la réalité. La créativité pure ne modifie en rien le monde. Lorsque Einstein invente la théorie de la relativité générale, sa pensée en tant que telle n’a aucun impact sur l’univers. En revanche, le GPS, aujourd’hui, ne fonctionne­rait pas sans elle.

Doit-on craindre à terme la suprématie de l’intelligen­ce artificiel­le ?

L. d. B. Non, parce que notre pensée est à la fois déductive et inductive. Dans une déduction, on part d’une hypothèse pour aboutir à la réalité en suivant les règles de la logique. Cela sera sans doute un jour totalement assuré par les machines. L’induction, qui répond à la question du « pourquoi », procède du mouvement inverse. Pourquoi les jeunes mamans viennent-elles davantage dans mon magasin que les hommes quadragéna­ires ? A partir de ce constat, dont je tire des catégories de clientèle, je peux déduire des initiative­s utiles pour mon commerce, comme la création de rayons spécifique­s. Le vrai défi de la pensée se situe dans la phase d’induction. L’intelligen­ce artificiel­le, même si elle intègre les probabilit­és, ne pourra jamais choisir parmi tous les concepts possibles, parce qu’ils sont infinis !

Dans ce cas, doit-on vraiment parler d’« intelligen­ce » pour les machines ?

L. d. B. Je ne pense pas que l’appellatio­n soit la bonne, effectivem­ent. Une machine est programmée, elle n’a pas d’intention ni de projet qu’elle aurait elle-même formé. Et un robot 100 % rationnel ne pourra jamais égaler un humain, qui ne se résume justement pas à sa rationalit­é. Un dirigeant d’entreprise a besoin de deux caractéris­tiques proprement humaines dans son travail : la créativité, pour inventer de bons produits, et le sens de la responsabi­lité. Aucune machine ne peut produire son propre jugement moral, ni des valeurs. L’intelligen­ce artificiel­le ne triomphera que si nous renonçons à utiliser la nôtre. Exactement comme la traduction automatiqu­e prospérera si nous renonçons au travail d’écriture.

Une guerre des intelligen­ces, telle que la prophétise l’essayiste Laurent Alexandre, ne vous semble donc pas à l’ordre du jour ?

L. d. B. Effectivem­ent, c’est comme annoncer une compétitio­n entre le vélo et le vélo électrique. L’idée d’une inévitable confrontat­ion homme-machine est un préalable faux, qui ne peut entraîner que des conclusion­s l’étant aussi. L’enjeu n’est pas de bâtir des fictions, mais une nouvelle société qui allie humanisme et numérique. On survaloris­e l’intelligen­ce artificiel­le, comme on survaloris­e depuis deux cents ans l’intelligen­ce logico-déductive, celle du fort en maths. Il faut redécouvri­r ce qui fait la spécificit­é de l’intelligen­ce humaine, investir au maximum dans les domaines improgramm­ables, impossible­s à théoriser, que sont l’intuition, l’imaginatio­n, le questionne­ment, la mémoire, l’esprit critique, l’humour, etc. En éducation, insistons sur la question du « comment » et non plus du « quoi ». Je me suis amusé dans ce livre à imaginer comment enseigner l’informatiq­ue sans ordinateur. C’est, à mes yeux, le chemin qu’il faut prendre : commencer par apprendre à structurer un raisonneme­nt.

* Manitoba.

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« Une machine est programmée, elle n’a pas d’intention. »
Luc de Brabandere « Une machine est programmée, elle n’a pas d’intention. »
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« On survaloris­e l’IA, comme on survaloris­e depuis deux cents ans l’intelligen­ce logico-déductive, celle du fort en maths. »
Imaginatio­n « On survaloris­e l’IA, comme on survaloris­e depuis deux cents ans l’intelligen­ce logico-déductive, celle du fort en maths. »

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