Le boom de l’Histoire avec des “et si…”
« L’uchronie » est très répandue chez les historiens contemporains. Décryptage.
L’histoire alternative, ou « uchronique », connaît un regain de fortune. Véritable boom dans l’édition anglo-saxonne, elle suscite un intérêt de plus en plus affirmé au fil des ans en France, où le mot « uchronie » (« non-temps ») a été inventé par le philosophe Charles Renouvier, comme Thomas More avait créé le mot « utopie » (« en aucun lieu »).
L’idée est de partir d’une situation historique et d’en modifier un élément pour imaginer ce qui s’ensuit, comment le récit s’agence en conséquence. A cette manière de tordre l’histoire par un bout pour la faire tourner autour de son axe et lui faire prendre une orientation différente de celle qu’elle a eue, on pourrait trouver un fondement chez Blaise Pascal : « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé » (Pensées). Le principe, qui est la réécriture du récit à partir de la modification d’un événement du passé, offre quelques avantages : revisiter l’Histoire, l’approcher d’une autre façon, explorer des voies, jeter une lumière nouvelle sur telle ou telle période, tel ou tel événement, en réfléchissant en même temps sur les utilisations qui en sont faites. Avec, revers de la médaille, une question qu’on ne peut pas manquer de poser par les temps qui courent : dès lors qu’on peut triturer l’Histoire à sa guise, l’orienter dans le sens qu’on veut, qu’est-ce qui empêche de faire passer de la fausse monnaie pour de la vraie et flirter avec les limites ?
L’uchronie est-elle un exercice de style , une pure fantaisie, un outil au service de l’Histoire, un travail
d’imagination ? Nous avons interrogé trois historiens qui ont volontiers recours à cette approche, non sans quelques arguments solides. Le premier est Paul Veyne, spécialiste de la Rome antique. Retiré dans son petit village provençal, il a conservé un bureau au Collège de France, où il se rend de moins en moins. Il suit néanmoins ce qui se publie, si on en juge par la forêt de livres qui l’entoure, et n’est pas le moins du monde effrayé par la vague de l’histoire uchronique. Pour lui, c’est un moyen indirect d’exposer la réalité. Un moyen comme un autre et parmi d’autres. « On peut, et c’est utile, imaginer ce qui se serait produit si une des pièces du dispositif avait manqué, mais ce n’est réalisable que si on a commencé par élucider tout le reste. » Bien entendu, on ne peut pas imaginer n’importe quoi. On peut cependant, et c’est légitime à ses yeux, se demander ce qui serait arrivé si Christophe Colomb n’avait pas découvert l’Amérique, ou si l’Empire romain ne s’était pas effondré sous la poussée d’Alaric.
Paul Veyne lui-même avait envisagé naguère un scénario à propos de la disparition du chandelier du temple de Jérusalem qui figure dans le bas-relief sous l’Arc de Titus. La menora aurait pu – conditionnel de rigueur ! – se retrouver, lors du sac de Rome et du grand pillage des années 460, parmi les objets transportés par les Vandales sur un bateau qui a coulé au large de Carthage. Après tout, le grand Gibbon lui-même parle de quatre bateaux, dont l’un a échoué dans cette région. Pure hypothèse ? Fruit de
l’imagination ? Tête-à-queue ? On le saura peut-être un jour si l’archéologie sous-marine s’intéresse de près à la chose.
Le deuxième est Fabrice d’Almeida, professeur d’histoire contemporaine, qui a cosigné il y a une dizaine d’années avec Anthony Rowley un livre intitulé Et si on refaisait l’histoire ? (Odile Jacob). Que seraitil advenu de Jésus si Pilate l’avait épargné en sacrifiant Barrabas? Que serait-il arrivé à Louis XVI s’il avait réussi à fuir à Montmédy au lieu de se faire arrêter bêtement à Varennes ? Que se serait-il passé si Israël avait été rayé de la carte en I973, au moment de l’attaque égyptienne et syrienne survenue le jour de Kippour ? Les deux auteurs se sont imposé un protocole. D’abord exposer l’Histoire telle qu’elle est, avec ses acteurs et les choix qui ont été les leurs, puis montrer ce qui peut opérer une bascule, le point de divergence avec le réel, le point de fuite, en utilisant le conditionnel à intervalles réguliers pour ne pas brouiller les pistes. « L’intérêt de l’histoire alternative, c’est de crédibiliser tout d’un coup quelque chose qui est considéré comme évanescent. A partir de ce moment, cela permet de faire saillir davantage les structures et les contraintes qui se sont imposées dans l’Histoire telle qu’elle s’est déroulée. En fait, l’uchronie – c’est en cela qu’elle est intéressante – montre que le matériau est à la fois volatil et fragile. »
En même temps, mélanger le vrai et le faux n’est-il pas risqué dans une période où fleurissent fake news et théories du complot? « Absolument pas, se récrie Fabrice d’Almeida. Je pense que c’est au contraire une chance d’éviter la folie complotiste parce que, justement, nous montrons qu’il y a des critères de vérité bien établis, qui ont leur méthodologie et qui sont surtout questionnables. La théorie du complot ne l’est pas. » Place est laissée aussi à l’accident, toujours possible ; à l’erreur éventuelle qui peut toujours modifier le cours du fleuve.
Comment expliquer que ce type d’histoire soit plus prisé chez les Anglo-Saxons qu’en France? C’est apparemment en train de changer. Pas seulement parce que, du côté des romanciers, Philip Roth, avec son livre sur l’élection de Lindbergh à la Maison-Blanche (Le Complot contre l’Amérique), a fait des émules en France – Michel Houellebecq, Emmanuel Carrère, Ivan Jablonka, notamment, se sont essayés à l’uchronie. Mais aussi parce que la méthode attire aujourd’hui de jeunes doctorants qui voient en elle un très bon outil pédagogique et un excellent terrain d’étude.
Le troisième est Jean-Noël Jeanneney, historien qui a touché à tous les registres. Il a été deux fois secrétaire d’Etat, président de la BNF, de Radio France… Son intérêt pour l’histoire uchronique remonte à loin. Il la pratique avec un évident plaisir, sans le moindre complexe et avec le sentiment, au contraire, que c’est la manifestation d’une vitalité de sa discipline favorite. Il s’est ainsi amusé à raconter un attentat du Petit-Clamart qui aurait réussi, un attentat de Sarajevo qui aurait raté… Alors, bien entendu, les lecteurs friands de notes en bas de pages seront un peu désorientés. Mais Jeanneney en est persuadé, les Français adorent cette approche. Il cite le mot fameux de Gore Vidal : « Une chose est sûre : si Oswald avait tué Khrouchtchev au lieu de Kennedy, Onassis n’aurait pas épousé Mme Khrouchtchev. » Comme quoi même dans les fantaisies uchroniques, il est des raisonnements imparables. Jeanneney a rassemblé tous ces exercices d’uchronie dans un livre qui paraît ces jours-ci sous le titre La République a besoin d’histoire (CNRS Editions).
Du reste, pour Jeanneney, toute histoire est par définition uchronique. On essaie d’expliquer ce qui s’est passé, pourquoi ça s’est passé, et implicitement, on explique aussi que ça aurait pu se passer autrement. De Gaulle n’était pas obligé de lancer son appel du 18 juin. Et il n’était pas inévitable que Maurice Papon, secrétaire général de la préfecture de la Gironde, ait agi comme il l’a fait. « La restitution de l’efflorescence des possibles est un acte intellectuel difficile mais indispensable si on veut considérer ce qu’a été la liberté de chacun. »
La conversation de table s’achève gaiement sur Les Passantes, la chanson de Brassens dédiée à ces femmes qu’on n’a pas su retenir et dont la rencontre aurait pu modifier notre vie si seulement… Le poète à moustache n’était pas historien, mais il avait le sens de l’uchronie.