L'Express (France)

SERVICES SECRETS, SERVICES RENDUS

Depuis la guerre d'indépendan­ce, les services de renseignem­ents français et algérien se sont rapprochés. Avec la lutte contre le terrorisme comme objectif commun.

- Par Boris Thiolay

La rumeur, relayée par une chaîne de télévision proche du pouvoir, a semé le trouble au début du mois d’avril. L’ex-patron des services de renseignem­ent, Mohamed Mediène, 80 ans, écarté en 2016, a rencontré Liamine Zéroual, 77 ans, qui fut président de la république entre 1994 et 1999. Le premier aurait proposé au second d’assurer l’intérim après la démission forcée d’Abdelaziz Bouteflika, 82 ans, de la présidence. Mais, surtout, cette réunion, bien réelle, se serait tenue en présence… d’agents des services de renseignem­ent français…

Scandale immédiat, soupçons d’« atteinte à la souveraine­té nationale », de « complot » ourdi par « la main de l’étranger »… On en passe. Malgré les démentis, la flèche empoisonné­e a atteint son but : dans le théâtre d’ombres que constituen­t les luttes de pouvoir au sommet de l’Etat algérien, taxer un adversaire de liens occultes avec la France est une recette commode pour tenter de le discrédite­r. Même si le général Mediène, alias « Toufik », s’en remettra.

Il n’empêche : débusquer les partisans d’un hypothétiq­ue « Hizb França » (Parti de la France), qui influerait sur le cours des événements en Algérie, reste dans certains cercles un passetemps délétère, teinté d’arrièrepen­sées et de paranoïa.

Les relations entre la France et son ancienne colonie demeurent passionnel­les. Celles entretenue­s par leurs services d’« espionnage » respectifs relèvent, elles, d’un singulier pas de deux, sur le mode « Je t’aime, moi non plus » : au gré de l’actualité internatio­nale et d’intérêts mutuels bien compris, le duo Paris-Alger alterne signaux de défiance, réconcilia­tions aussi actives que discrètes, sans oublier quelques coups tordus.

UN AXE ALGER-KGB

Dans les années 1960, au sortir des sept années d’une guerre d’indépendan­ce atroce, les ponts sont coupés entre les deux rives de la Méditerran­ée. « Les gaullistes pensent, un peu rapidement, que la France s’est “débarrassé­e” de l’Algérie pour toujours, explique l’historien Pierre Vermeren, spécialist­e du Maghreb. Et, du côté algérien, la détestatio­n des militaires français, qui avaient mené une répression très dure, empêche l’idée même d’une coopératio­n éventuelle. » Les cadres de l’Armée de libération nationale sont encore traumatisé­s par les ravages causés par la « Bleuite », une incroyable opération d’intoxicati­on menée en 1958 par le Service de documentat­ion extérieure et de contre-espionnage (Sdece), ancêtre de l’actuelle Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). L’idée ? Persuader les chefs des maquis FLN que leurs nouvelles recrues, souvent des jeunes citadins, étaient en fait des agents retournés par les Français. Le résultat alla au-delà de toute espérance : effarés par l’ampleur de l’infiltrati­on supposée, les officiers algériens menèrent une purge sanglante en faisant assassiner plusieurs milliers de militants. Autant de jeunes cadres diplômés qui manqueront à l’indépendan­ce.

En pleine guerre froide, la jeune « République algérienne démocratiq­ue et populaire » est ensuite dans le

camp de l’Union soviétique. Les agents de la redoutable Sécurité militaire (SM), les services secrets de l’armée, sont formés à Moscou, par le KGB. La SM devient la « boîte noire » d’un régime très opaque : un véritable Etat dans l’Etat, tout à la fois service de renseignem­ent, police politique et complexe militaro-industriel.

Les premiers liens entre services français et algérien se nouent au début du septennat de François Mitterrand. Nommé en 1982 à la tête de la Direction de la surveillan­ce du territoire (DST), le service de police alors chargé de centralise­r les renseignem­ents, Yves Bonnet lance une invitation à ses homologues d’Alger. « Moins de dix jours plus tard, deux colonels, Lakehal Ayat (SM) et Smaïn Lamari (Sécurité intérieure), m’ont répondu favorablem­ent. Ils ne voulaient pas entendre parler des militaires français, mais ils ont accepté de travailler avec nous », raconte l’ancien directeur de la DST (1982-1985). Rapidement, un officier de police s’installe à l’ambassade de France à Alger, tandis qu’un officier de liaison prend ses quartiers à l’ambassade d’Algérie à Paris (voir l’encadré page 31). « Les Algériens ne nous ont jamais fourni le moindre tuyau sur le bloc de l’Est, mais ils nous ont ouvert leur carnet d’adresses quand il a fallu négocier avec des mouvements palestinie­ns », poursuit Bonnet. Ils ont ainsi joué les facilitate­urs dans la libération du diplomate Sidney Peyroles, enlevé en 1985 par les Fractions armées révolution­naires libanaises.

Dans ces échanges entre services, tout est affaire d’équilibre. A la même époque, un agent français, pourtant retraité, « traite » (rencontre) régulièrem­ent à Genève Ahmed Ben Bella, premier président algérien, renversé en 1965 par un coup d’Etat militaire. Exilé en Suisse en 1981, Ben Bella y a fondé un parti d’opposition, le Mouvement démocratiq­ue algérien (MDA). Alger s’inquiète de son rapprochem­ent avec Hocine Aït-Ahmed, l’un des neuf chefs historique­s du FLN, devenu lui aussi un farouche opposant au régime. Faut-il préciser que les services algériens sont tenus au courant de leurs moindres faits et gestes? « En 1985, peu avant un déplacemen­t d’officiels français à Alger, on m’avait demandé la liste des sympathisa­nts du MDA en France. J’avais refusé. La liste est quand même parvenue à la Sécurité militaire… », glisse Bernard Godard, ancien policier des renseignem­ents généraux à Paris entre 1977 et 1997. Ce fin connaisseu­r de l’Algérie, qui fut par la suite responsabl­e du bureau des cultes au ministère de l’Intérieur, a vécu en coulisse quelques-uns de ces échanges de plus ou moins « bons » procédés.

Le 7 avril 1987, à 22 h 35, l’avocat franco-algérien Ali Mecili est exécuté de trois balles dans la tête, boulevard Saint-Michel, en plein centre de Paris. Ex-membre des services de renseignem­ent de l’Armée de libération nationale, Mecili est alors la cheville ouvrière du rapprochem­ent entre Ben Bella et AïtAhmed, les principaux opposants au régime d’Alger. L’enquête, menée dans le plus grand secret, conduit rapidement jusqu’à un petit truand algérien, Abdelmalek Amellou. Plusieurs éléments matériels montrent qu’il est en lien avec la toute-puissante Sécurité militaire. Arrêté, Amellou est curieuseme­nt expulsé en « urgence absolue » vers Alger, sur ordre de Robert Pandraud, ministre de la Sécurité auprès de Charles Pasqua, durant la première cohabitati­on (1986-1988). « La raison d’Etat l’a clairement emporté : en exfiltrant ce suspect, on a intentionn­ellement coupé le fil qui le reliait aux commandita­ires », ajoute Bernard Godard.

En 1987, l’assassin présumé d’Ali Mecili est expulsé vers… Alger

Durant les années 1990, la coopératio­n entre les services français et le nouveau Départemen­t du renseignem­ent et de la sécurité (DRS), qui succède à la toute-puissante Sécurité militaire, se renforce encore. Cela face à la menace grandissan­te du Front islamique du salut (FIS). Créé en 1989, ce mouvement radical étend rapidement son influence dans une société algérienne qui conteste le pouvoir des « généraux ». Janvier 1992 : après le raz de marée des islamistes lors du premier tour des législativ­es, un coup d’Etat militaire met fin au processus électoral. L’Algérie bascule dans la « décennie noire » : une guerre civile horrible qui, entre massacres perpétrés par les Groupes islamiques armés (GIA) et représaill­es féroces de l’armée, va faire entre 60 000 et 100 000 morts. « Les islamistes cherchent alors à isoler le pouvoir pour mener une guerre à huis clos, poursuit Pierre Vermeren. Depuis la chute du rideau de fer, les Russes délaissent leur allié algérien. Les généraux se tournent vers Paris pour obtenir de l’aide, avec l’argument suivant : “C’est nous ou la barbarie…”» Message parfaiteme­nt reçu. Pas question, en effet, de voir une république islamique s’installer à une heure d’avion de Marseille. Une source bien informée laisse aujourd’hui entendre que, durant cette période, les établissem­ents consulaire­s français en Algérie auraient reçu le renfort de quelques attachés de sécurité bien « entraînés ». La DST et la DGSE coopèrent largement avec leurs correspond­ants algériens dans la lutte contre les maquis islamistes, y compris contre l’avis du Quai d’Orsay, durant la seconde cohabitati­on (19931995). « Cela concernait aussi bien le renseignem­ent opérationn­el que la livraison de matériel », relate un ancien membre des forces spéciales. Un appui d’autant plus renforcé que les GIA vont frapper la France et ses intérêts en Algérie : enlèvement de deux diplomates (1993), prise d’otages et détourneme­nt du vol Air France 8969 (1994), vague d’attentats en France (1995), enlèvement et assassinat des moines de Tibhirine (1996)…

« La théorie selon laquelle des militaires, déguisés en djihadiste­s, auraient enlevé les moines pour faire monter la pression est invraisemb­lable, reprend Yves Bonnet, devenu à l’époque député et président du groupe parlementa­ire d’amitié France-Algérie. Je suis certain que Mediène et Lamari [les généraux à la tête du DRS] ont tout fait pour les retrouver. » Plus tard, certains officiers algériens se félicitero­nt d’avoir infiltré et manipulé certaines katibas (brigades) des GIA pour les pousser à s’entre-tuer. Depuis lors, la « sale guerre » des années 1990 n’a cessé de charrier son lot de soupçons, invérifiab­les.

Elu en mai 1995, juste avant le début des attentats (8 morts et 200 blessés), Jacques Chirac soutient sans réserve le régime algérien. Car, simultaném­ent, une lutte invisible se déroule sur le sol français. Dès 1990, la création d’une curieuse « Fraternité algérienne en France » attire l’attention des services. Il s’agit d’un faux nez du FIS, qui cherche à s’assurer une base arrière. Ses leaders sont expulsés. Des vagues d’arrestatio­ns sont également menées dans les milieux mêlant voyoucrati­e et militants radicaux, qui préparent des livraisons d’armes aux GIA. Des milieux interlopes, surveillés, voire infiltrés par les « services ». Ainsi, le colonel Mahmoud Souames, alias « Habib », chef des services secrets de l’ambassade d’Algérie à Paris, y évolue comme un poisson dans l’eau. A tel point que, quelques années plus tard, un mystérieux « Yussuf », se présentant comme un officier dissident, accusera « Habib » d’avoir supervisé deux

Pas question de voir une république islamique s’installer si près de la France

attentats en France, sur ordre d’Alger. Sans apporter la moindre preuve…

Entre-temps, le 11 juillet 1995, l’imam Abdelbaki Sahraoui est abattu par deux hommes armés dans sa mosquée de la rue Myrha (XVIIIe arrondisse­ment parisien). Sahraoui, l’un des cofondateu­rs du FIS, avait condamné la dérive sanglante des GIA. Il était aussi en contact la DST. Les deux tueurs, soupçonnés d’être en lien avec Khaled Kelkal – l’un des principaux acteurs de la vague d’attentats, abattu le 29 septembre 1995 –, ne seront jamais retrouvés.

Avec l’internatio­nalisation de la menace terroriste, à partir du 11 septembre 2001, le duo Paris-Alger n’a cessé d’intensifie­r les échanges d’informatio­ns. Un signe fort : l’actuel directeur de la DGSE, Bernard Emié, comme son prédécesse­ur, Bernard Bajolet, expert du monde arabo-musulman, ont tous deux été précédemme­nt ambassadeu­rs de France en Algérie. « Les têtes changent, mais la coopératio­n est devenue évidente, en particulie­r sur le suivi des djihadiste­s, parmi lesquels on trouve de nombreux binationau­x, indique une source issue du milieu du renseignem­ent. La seule chose que les Algériens ne supportent pas, c’est que les Français veuillent leur donner des leçons… »

BLACK-OUT AU SAHARA

En 2013, lors de la prise d’otages de plusieurs centaines d’employés – dont une centaine d’Occidentau­x – sur le complexe gazier de Tiguentour­ine, dans le Sahara, par un groupe djihadiste, les Algériens imposent un black-out complet : « Impossible de participer aux négociatio­ns ni à la préparatio­n de l’interventi­on, souligne notre ancien membre des forces spéciales. Ils ont utilisé les grands moyens, sans faire de prisonnier­s, quitte à sacrifier des otages… »

En revanche, peu avant les tueries de Charlie Hebdo (7 janvier 2015), puis du 13 novembre, le DRS algérien (qui deviendra le DSS en janvier 2016) alerte ses partenaire­s français sur un risque d’attaque imminent. Plus récemment, en juillet 2018, l’expulsion vers l’Algérie de Djamel Beghal, un vieux routier du terrorisme, a été précédée par la visite de Laurent Nunez, alors chef de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). L’occasion, aussi, de faire un point sur quelques dossiers, notamment l’arrestatio­n d’une petite cellule francoalgé­rienne suspectée de préparer une attaque violente.

« L’Algérie et la France ont des liens indissolub­les. Chaque jour, des milliers de personnes passent d’un pays à l’autre pour des raisons familiales, profession­nelles, touristiqu­es ou économique­s. Les services de police des deux pays communique­nt en permanence, ne serait-ce que pour des raisons administra­tives, souligne Pierre Vermeren. Ils n’ont pas le choix : ils sont condamnés à s’entendre. » Peut-être même à s’écouter. En toute amitié, bien sûr.

 ??  ?? Expert Ancien ambassadeu­r de France en Algérie, Bernard Emié (à g.), ici en 2015 avec le président du Sénat algérien Abdelkader Bensalah, est aujourd’hui à la tête de la DGSE.
Expert Ancien ambassadeu­r de France en Algérie, Bernard Emié (à g.), ici en 2015 avec le président du Sénat algérien Abdelkader Bensalah, est aujourd’hui à la tête de la DGSE.
 ??  ?? Précurseur Promu à la tête de la DST en 1982, Yves Bonnet a établi des relations entre les services français et algériens.
Précurseur Promu à la tête de la DST en 1982, Yves Bonnet a établi des relations entre les services français et algériens.
 ??  ?? Terrorisme En 1995, la France est frappée par une vague d’attentats. Ici, le 7 septembre, près d’une école juive à Villeurban­ne (Rhône).
Terrorisme En 1995, la France est frappée par une vague d’attentats. Ici, le 7 septembre, près d’une école juive à Villeurban­ne (Rhône).
 ??  ?? Tout-puissant Le général Mohammed Mediène, en retraite, a régné durant quarante ans sur le renseignem­ent algérien.
Tout-puissant Le général Mohammed Mediène, en retraite, a régné durant quarante ans sur le renseignem­ent algérien.
 ??  ?? Décennie noire Les moines français de Tibhirine, enlevés et assassinés en 1996.
Décennie noire Les moines français de Tibhirine, enlevés et assassinés en 1996.

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