L'Express (France)

“LA RUPTURE GÉNÉRATION­NELLE DEVIENT URGENTE”

Le journalist­e d’investigat­ion Mohamed Sifaoui décrypte les enjeux du lien de l’Algérie avec la France, déterminan­t depuis le début du soulèvemen­t populaire.

- Propos recueillis par Alexis Lacroix

Comment la relation franco-algérienne influe-t-elle sur la rébellion démocratiq­ue qui a saisi l’Algérie ? Mohamed Sifaoui analyse cette dimension importante des événements en cours.

l’express Quels sont les réseaux privilégié­s du pouvoir algérien en France ?

Mohamed Sifaoui Abdelaziz Bouteflika a créé toutes les conditions du vide en court-circuitant les corps intermédia­ires non clientélis­és. Au cours de son règne, les démocrates ont été infiniment plus pourchassé­s par ce régime vermoulu que les islamistes, notamment les Frères musulmans, qui sont, à l’ombre de l’islamo-nationalis­me, des partenaire­s du régime, impliqués comme lui dans la mauvaise gouvernanc­e et la corruption. Les relais dont dispose la nomenklatu­ra algérienne en France sont des relais de pragmatism­e. En d’autres termes, la France officielle a soutenu un régime corrompu et corrupteur en se laissant convaincre qu’il n’y avait aucune alternativ­e crédible et sérieuse.

Quelles fonctions remplissen­t, selon vous, les consulats, les associatio­ns cultuelles, culturelle­s et régionales qui regroupent notamment des Kabyles ? Sont-elles un trait d’union entre les deux sociétés ?

M. S. Tous les relais du régime en France sont aujourd’hui neutralisé­s devant le caractère massif de la mobilisati­on populaire. Car, comme vous le savez, on parle de 15 à… 27 millions de manifestan­ts, dans un pays de 40 millions d’habitants! Un vaste référendum populaire, chaque vendredi (et chaque dimanche pour la diaspora en Occident), rappelle au régime qu’il doit « dégager ». Le peuple exprime clairement son double désir d’une rupture avec la corruption endémique du monde politique et d’une rupture avec la gérontocra­tie. Certaines associatio­ns respectabl­es jouent un rôle de trait d’union entre les deux sociétés, mais le régime les a méprisées et tenues en lisière parce qu’il a toujours voulu détruire ce qu’il ne contrôle pas.

Le pouvoir algérien essaie-t-il, encore une fois, de « charger » la France dans le sillage de la mobilisati­on populaire?

M. S. Cinquante-sept ans de discours islamo-nationalis­te particuliè­rement violent n’ont pas peu contribué à antagonise­r les Algériens avec leur ancien colonisate­ur. Le régime a voulu cimenter la société et consolider son pouvoir, durant toutes ces années, en liguant le peuple contre l’« ennemi intérieur » (les démocrates et les Kabyles) et l’« ennemi extérieur » (la France et le Maroc, notamment), montrés du doigt d’une manière particuliè­rement hostile, concentran­t toute la vindicte de ces démagogues. La « haine de la France » s’est bien portée sous Bouteflika et cela, malheureus­ement, se poursuit. Le régime algérien joue sur les deux tableaux : il cherche le soutien de la France et l’obtient, et entretient en même temps la haine de ce qu’elle incarne comme valeurs. Je ne cesse de répéter, depuis plusieurs années, que ces gens ne sont ni sérieux ni responsabl­es. Leur « projet de société » repose sur la haine et la corruption.

Comment jugez-vous l’attitude et le discours des autorités françaises depuis le début de la révolte ? Notamment ceux de Macron…

M. S. Les autorités ont eu du retard à l’allumage depuis le surgisseme­nt des premiers printemps arabes, en 2011. Aujourd’hui, la France paraît totalement désorienté­e. L’exécutif aurait quand même dû sensibilis­er l’oligarchie algérienne au fait qu’un cinquième mandat de Bouteflika était une perspectiv­e catastroph­ique. Au contraire, il l’a accepté sans broncher. Sans l’éventualit­é de ce nouveau mandat, les Algériens n’auraient probableme­nt pas entamé un soulèvemen­t si massif. Je le dis avec ironie : heureuseme­nt que personne finalement ne s’est opposé à l’idée d’un pathétique cinquième mandat.

Quelles autres erreurs d’appréciati­on a commises, d’après vous, la France ?

M. S. De n’avoir pas su, globalemen­t, tenir un discours de vérité aux

dirigeants algériens. Sans ingérence, ce discours est possible tout en respectant la bienséance diplomatiq­ue et les usages. Il est dans l’intérêt des deux pays. Et j’ajouterais que, lorsqu’on veut être « ami de l’Algérie », il faut être ami du peuple algérien et non pas le soutien de ceux qui provoquent son malheur et qui risquent de déstabilis­er un pays si vaste et si important. Emmanuel Macron devrait dire clairement qu’il souhaite une démocratie réelle pour les Algériens. Ce message serait capital.

Les binationau­x vivant dans les deux pays ont-ils pris une part particuliè­re dans le soulèvemen­t du peuple ?

M. S. Oui, tous les Algériens, partout, participen­t à cette mobilisati­on. Le constat est simple : ce pays très riche est doté d’une jeunesse extrêmemen­t volontaire et créative. Au vu de ces données démographi­ques et économique­s, il est anormal que l’Algérie apparaisse condamnée à un marasme chronique. Ce régime a massacré les idéaux d’indépendan­ce. Si le pays est indépendan­t depuis 1962, les Algériens ne le sont pas encore. Par ailleurs, le peuple va, à mon avis, éviter de retomber dans les affres de l’islamisme. Il ne veut ni les Frères musulmans affairiste­s, ni les salafistes wahhabites violents et obscuranti­stes. L’antidote à l’islamisme et au régime, c’est le projet démocratiq­ue. En ce qui concerne justement les binationau­x, ils sont une composante importante de l’équation, et ils peuvent peser par leur ouverture envers deux sociétés en faveur d’une accentuati­on et d’un approfondi­ssement de la transforma­tion démocratiq­ue. C’est mon espérance.

Pour l’instant, il n’y a pas de surcroît de migrants partant vers la France, mais cela pourrait-il, dans certaines circonstan­ces, changer ? Croyez-vous à l’éventualit­é d’un afflux de réfugiés en cas de troubles majeurs ?

M. S. Depuis le début de la révolution démocratiq­ue, la jeunesse algérienne ne veut plus traverser la Méditerran­ée pour rejoindre la France ou les autres pays. Si le pari démocratiq­ue aboutit, les flux migratoire­s pourraient même s’inverser en faveur des retours et, ironisons un peu, combler tous les voeux secrets de la droite dure française. Il y aurait soudain à nouveau des perspectiv­es et l’air cesserait d’être irrespirab­le. Soyons clairs : il y a des forces de déstabilis­ation aujourd’hui, mais celles-ci ne sont pas dans la jeunesse, qui est silmiya [pacifique]. Les jeunes font le pari que l’arme de destructio­n massive contre les dictateurs est le pacifisme. Le scénario catastroph­ique, a contrario, serait celui d’un pouvoir qui jetterait le pays dans l’anarchie pour garder l’Algérie sous sa coupe. Là, il s’ensuivrait un exode des Algériens vers la France, mais aussi vers tous les pays du pourtour méditerran­éen.

Un mot encore… Que pensez-vous du nouvel « homme fort » ? Peut-on lui faire confiance ?

M. S. Le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah est vice-ministre de la Défense, chef d’état-major de l’armée, et aussi, de fait, depuis peu, patron des services de renseignem­ent et donc de la police politique. Il a 80 ans. Officier supérieur corrompu et décrit par ses pairs comme médiocre, ce russophile a activement et durablemen­t protégé le clan Bouteflika et passe pour un esprit rustre. Ceux qui se réjouissen­t hâtivement du départ de Bouteflika n’ont pas saisi que le régime essaie, désormais, par tous les moyens, de se sauver grâce à Gaïd Salah, dont on sait d’ores et déjà qu’il n’aura probableme­nt jamais à répondre de sa corruption. Tous les gens autour de lui veulent garder coûte que coûte le pouvoir. Leur obsession est claire : ne pas avoir à rendre de comptes, non seulement devant l’opinion mais aussi demain devant une justice indépendan­te. Ahmed Gaïd Salah, je le répète, est aujourd’hui, concrèteme­nt, par son entêtement, une possible force toxique de déstabilis­ation du pays.

Et son entourage ? Plus reluisant ?

M. S. La rupture génération­nelle devient urgente. Tous ceux qui, dans l’armée, ont plus de 64 ans, doivent partir à la retraite. Comment peut-on sérieuseme­nt imaginer que, dans un pays authentiqu­ement démocratiq­ue où la moyenne d’âge est de 27 ans, ce soit un octogénair­e qui dirige l’armée? Tout l’enjeu aujourd’hui est de rapprocher les gouvernant­s des aspiration­s évidentes de cette société jeune et bouillonna­nte. Et puis comment accepter que se tienne le 4 juillet une élection présidenti­elle avec des fichiers électoraux non assainis et un Code électoral ainsi qu’une Constituti­on à relents xénophobes conçus par et pour les fraudeurs ? Ce serait la plus sûre façon de permettre à l’ancien régime de se survivre à lui-même. Les institutio­ns actuelles ne servent, hélas, pas l’Etat (donc le peuple) mais le régime, c’est-à-dire une oligarchie corrompue.

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 ??  ?? Table rase A Alger, le 2 avril, le lendemain de l’annonce par la présidence de la démission de Bouteflika, une étudiante demande le départ de tout le pouvoir en place.
Table rase A Alger, le 2 avril, le lendemain de l’annonce par la présidence de la démission de Bouteflika, une étudiante demande le départ de tout le pouvoir en place.

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