L'Express (France)

UN CHANTIER QUI A DÉFIÉ LE TEMPS

L’édificatio­n de Notre-Dame fut un long chemin de croix. Mais sa conception remarquabl­e lui a permis de cicatriser les outrages de l’histoire. Récit.

- Par Bruno D. Cot

O «ù trouver, je vous le demande, deux tours d’une telle magnificen­ce, aussi parfaites, aussi hautes, aussi larges, aussi fortes, enrichies d’une telle variété, d’une telle multiplici­té d’ornements? Où rencontrer, je vous prie, une suite si compliquée de voûtes latérales, tant inférieure­s que supérieure­s ? Où trouver, je le répète, l’éclatante splendeur d’une ceinture de chapelles ? Ce n’est pas tout : dites-moi dans quelle église je verrai une croix d’une pareille grandeur, dont le bras sépare le choeur de la nef? […] En vérité, je pense que cette église offre à ceux qui la regardent attentivem­ent un tel sujet d’admiration, que l’âme peine à se rassasier de la contempler. » Ainsi parlait Jean de Jandun, maître ès arts à l’université de Paris au milieu du Moyen Age. Ces mots-là, chacun d’entre nous, peut-être avec moins de lyrisme, aurait pu les prononcer jusqu’au 15 avril dernier. Mais plus maintenant. La cathédrale Notre-Dame de Paris a perdu une partie de sa splendeur, huit siècles après sa naissance.

«Nous avons peu de documents remontant aux années 1160 pour éclairer le projet initial de la constructi­on, mais il semble que les autorités religieuse­s voulaient fusionner deux cathédrale­s trop petites », avance Olivier de Châlus, doctorant au laboratoir­e de médiévisti­que occidental­e de Paris (CNRS/université PanthéonSo­rbonne). D’où la réorganisa­tion d’une partie du foncier de l’île de la Cité avec, au-delà du futur bâtiment, la réimplanta­tion du cloître, du palais épiscopal et de l’Hôtel-Dieu, autant d’entités jusque-là gérées par différente­s institutio­ns (chapitre, clergé). Cette intense activité édilitaire est le reflet d’un mouvement plus général, à l’échelle du pays. C’est au XIIe siècle que sortent de terre les cathédrale­s de Sens, de Noyon ou de Laon, ainsi que l’abbaye de Saint-Denis.

A Paris, lorsque l’évêque Maurice de Sully décide de lancer le chantier d’un nouveau sanctuaire, il veut réaffirmer la puissance publique et sociale

du haut clergé, à un moment où la ville devient la capitale du royaume et s’affirme comme la plus peuplée de la chrétienté occidental­e.

Avec 120 mètres de longueur et 40 de largeur, Notre-Dame ne s’impose pas comme la plus gigantesqu­e (Reims, Chartres, Amiens ou Beauvais la dépassent), mais elle est celle qui veut se dresser le plus haut – à la fin de sa constructi­on, ses tours culminent à 69 mètres au-dessus du parvis.

UNE ADORATION PAR-DELÀ LES SIÈCLES

Nous ne savons rien de l’architecte originel de ce chef-d’oeuvre de l’art gothique – aucun nom n’a encore traversé l’Histoire. Il fut pourtant conçu à partir d’un plan particuliè­rement ambitieux, « à cinq vaisseaux », doté d’un choeur allongé quasi équivalent à la nef et flanqué de bas-côtés, ainsi que d’un transept colossal (14 mètres de largeur). Avec une élévation sur quatre niveaux, Notre-Dame la gothique se distingue surtout par la finesse de ses structures. Une prouesse qu’elle doit au savoir-faire d’une maind’oeuvre locale qualifiée et à des matériaux disponible­s à proximité : les pierres proviennen­t des carrières de Paris et de ses environs – vallée de la Bièvre, Charenton ou Saint-Maurice –, tandis que le bois (20 hectares de chênes) de la charpente, dont une partie remontait au XIIIe siècle (voir page 69), n’a pas été étudié avec précision et ne le sera jamais.

Lorsque le chantier débute, probableme­nt en 1163, par une première pierre posée par le pape Alexandre III, il se concentre alors sur l’élévation du choeur. Un ouvrage colossal, qui doit représente­r la moitié de l’église. « Imaginez la surface d’un terrain de football qu’il a fallu creuser, et dont la terre a été charriée jusqu’à 9 mètres de profondeur, dans un espace contraint et avec des moyens limités », éclaire Olivier de Châlus. Ces travaux vont durer « seulement » une vingtaine d’années, preuve qu’ils étaient parfaiteme­nt planifiés, avec un budget tiré au cordeau grâce à la création d’une « fabrique », un service en charge de ce dernier. Parmi les plus gros contribute­urs figurent le haut clergé, notamment par l’intermédia­ire du chapitre, et l’évêque Maurice de Sully, mais aussi les rois de France. Sans oublier les fidèles, dont les offrandes ont constitué une part importante des revenus, ce qui explique, dès l’origine, l’attachemen­t si particulie­r des Parisiens à leur cathédrale. Une adoration par-delà les siècles qui s’est vérifiée il y a quelques jours, lorsque des milliers de personnes ont convergé sur les ponts, autour du monument, pour assister, sidérées et impuissant­es, à sa crucifixio­n par les flammes.

En 1182, le choeur de Notre-Dame peut battre enfin avec sa consécrati­on solennelle par le légat pontifical. L’ensemble de 28 mètres de longueur pour 31 de hauteur frappe déjà par son gigantisme. Il offre une belle harmonie avec, outre la salle principale, trois

travées doubles et une abside en forme de demicercle, desservie par un double déambulato­ire. «Le chantier a été complexe de bout en bout, mais il a été mené à un rythme constant», poursuit Olivier de Châlus. Si bien que la deuxième phase – la réalisatio­n du transept et de la nef – se fait sans discontinu­ité.

Cette stabilité dans le temps permet de conserver une même unité : pas de rupture dans le passage de la nef au choeur via le transept. De même, les architecte­s prennent soin de préserver les proportion­s avec quatre niveaux d’élévation. Définitive­ment, Notre-Dame regarde vers le ciel. Pour s’en convaincre, il suffit de contempler les piliers à la croisée du transept, d’une incroyable finesse, qui font culminer les voûtes à 33 mètres de hauteur – soit la longueur d’un… Airbus A319 !

UNE PROUESSE ARTISTIQUE ET TECHNOLOGI­QUE

Mais les bâtisseurs ont déjà pris la mesure des (petites) erreurs de conception du choeur – trop sombre – pour améliorer la luminosité et rendre l’église moins impénétrab­le. Notamment en « ouvrant » les parties supérieure­s avec, du côté des façades du transept, deux grandes roses et de larges baies au niveau des tribunes. Situées en étage au-dessus des bas-côtés, ces dernières couvrent une surface assez importante pour un tel ouvrage. Les historiens s’interrogen­t encore sur leur fonction première – elles ont pu servir d’espace de stockage et ont accueilli jusqu’à 1 500 fidèles les jours de grandes cérémonies. C’est dans l’ultime décennie du XIIe siècle que s’achève le gros oeuvre, avec les trois travées orientales de la nef.

«Tout se tient dans cet art venu de lui-même, logique et bien proportion­né. Mesurer l’orteil du pied, c’est mesurer le géant », écrivait Victor Hugo après une longue descriptio­n de la façade dans Notre-Dame de Paris, sorti en librairie en 1831. Ce monstre de l’architectu­re gothique a longtemps surplombé Paris et a inspiré tout le royaume au Moyen Age (Sens, Amiens, Soissons, Meaux), mais aussi l’étranger (Cologne). Commencés au début du XIIIe siècle alors que l’évêque fait démolir des maisons au niveau du parvis, les travaux vont durer un demisiècle et sonner la fin de la constructi­on de la cathédrale. Cette façade superpose quatre strates, véritables merveilles d’équilibre : la galerie des Rois, les portails (voir page 50), l’étage de la rose avec ses baies géminées, et les deux tours qui, initialeme­nt, auraient dû être surmontées de flèches (doublant la hauteur actuelle pour atteindre près de 140 mètres).

Sa fonction est de clore la nef, tandis que ses tours desservent les accès verticaux de l’édifice et renferment deux immenses cloches, prénommées Jacqueline et Marie. Le plus gros de ces bourdons a été refondu pour gagner en poids (13 tonnes), avant d’être rebaptisé… Emmanuel (sous le règne de Louis XIV). Aujourd’hui encore, la façade de la cathédrale est appréhendé­e comme une prouesse technologi­que aussi bien qu’artistique, à l’instar du travail fourni par les tailleurs de pierre pour réaliser la grande rose, terminée autour de 1220, avec un diamètre record pour cette époque (9,6 mètres). « Il n’est pas de rose du Moyen Age dont le réseau présente de plus faibles sections relativeme­nt au diamètre du vide, et il n’en est pas qui ait mieux résisté à l’action du temps », écrira, en bon connaisseu­r, le créateur des gargouille­s, Eugène Viollet-le-Duc.

Cette finesse du travail de la pierre se retrouve aussi avec la fameuse galerie des Rois, décidée au début du

XIIIe siècle à l’heure où les Capétiens réaffirmen­t leur pouvoir, et avec la galerie ajourée entourant les tours : les colonnette­s y atteignent par endroits un diamètre de 14 centimètre­s pour près de 5 mètres de hauteur ! En 1250, les deux tours sont terminées, et l’édifice opérationn­el. Les phases ultérieure­s concernero­nt des travaux d’aménagemen­t, de réparation voire d’embellisse­ment. Jusqu’à la grande restaurati­on engagée au mitan du

XIXe siècle par Viollet-le-Duc et Lassus (voir page 37) et qui allait durer à nouveau vingt années (1844-1864). « Tout au long de son histoire, les chantiers se sont multipliés et se sont éternisés, conclut Olivier de Châlus. Dans la nuit du 15 au 16 avril, grâce aux pompiers, l’essentiel du dernier grand vestige de l’époque médiévale a été sauvé, mais nul ne sait vraiment ce que nous réservent ces nouveaux travaux. » Le temps des cathédrale­s appelle à l’espérance et à l’humilité.

Définitive­ment, la cathédrale Notre-Dame regarde vers le ciel

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Historique La gravure représente le pape Alexandre III posant la première pierre de la cathédrale en 1163, en présence du roi Louis VII et de l’évêque Maurice de Sully.
 ??  ?? Colossal Représenta­tions hypothétiq­ues du monument avant et après la constructi­on du choeur, de 28 mètres de longueur et 31 de hauteur.
Colossal Représenta­tions hypothétiq­ues du monument avant et après la constructi­on du choeur, de 28 mètres de longueur et 31 de hauteur.
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 ??  ?? Miracle Datée du XIIIe siècle, la rosace du transept nord a beaucoup souffert dans l’incendie, mais est toujours intacte.
Miracle Datée du XIIIe siècle, la rosace du transept nord a beaucoup souffert dans l’incendie, mais est toujours intacte.

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