Hugo, vigie de Guernesey
Après des mois de travaux, Hauteville House, l’étonnante demeure anglo-normande de l’auteur des Misérables, a rouvert ses portes. Visite en grande pompe.
Le 14 juillet 1870, moins de deux mois avant son retour triomphal à Paris, Victor Hugo plante en son jardin de Guernesey son chêne des « Etats-Unis d’Europe » et, évoquant l’espoir d’une paix durable, l’accompagne d’un poème dédié « Aux proscrits ». En ce mois d’avril 2019, la guerre n’a pas disparu, mais le chêne est toujours là, plus visible que jamais depuis le réaménagement du jardin anglo-normand par le paysagiste Louis Benech. Ici, à Hauteville House, durant dix-huit mois d’intenses travaux, financés à hauteur de 3,5 millions d’euros par la fondation Pinault, tout a été restauré voire restitué, même le temps, pluvieux à souhait avec ces vents marins qui venaient, au XIXe siècle, se briser sur les hauteurs de Saint Peter Port. Et s’infiltrer dans les interstices des multiples serres élaborées par le poète dans son incroyable demeure.
Propriété depuis 1927 de la Ville de Paris, Hauteville House avait « grand besoin d’un rafraîchissement », explique, sous une pluie battante, Anne Hidalgo, venue inaugurer ce chef-d’oeuvre de l’art décoratif, en compagnie de son généreux mécène et des descendants du grantécrivain, le tout entouré d’une armada de journalistes. La fille de républicains espagnols main dans la main avec le milliardaire et collectionneur d’art breton, voilà un tableau qui aurait amusé le père de Cosette et de Jean Valjean. Et qui ajoute un sel certain à cette visite « privée » de la fameuse Hauteville House, moteur du tourisme dans l’île, au même titre que Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates, phénomène mondial depuis dix ans.
C’est le 16 mai 1856 que Victor Hugo acquiert cette maison de ville, sise au 38, rue Hauteville, grâce notamment au produit des ventes des deux premières éditions des Contemplations, judicieusement placé en Belgique et en Angleterre – Guernesey n’est pas encore un paradis fiscal. Un achat précieux, qui met fin à plus de quatre années d’errance depuis le soir du coup d’Etat du 2 décembre 1851, le statut de propriétaire empêchant toute expulsion. Un havre de paix, qui lui permet aussi de retourner à l’écriture après quelques années d’engagement politique. La Légende des siècles, Les Misérables, mis de côté en 1848, Les Travailleurs de la mer, William Shakespeare, L’homme qui rit, Torquemada… l’exil sied à l’écrivain, qui, sur cette terre d’accueil, compose, dessine, et… décore inlassablement. Guidé par sa seule fantaisie, il conçoit un kaléidoscope détonant, derrière la façade extérieure austère et minérale (qui a retrouvé aujourd’hui sa couleur grise de l’époque) d’une maison plutôt inhospitalière, aux dires de sa femme et de ses enfants. « Le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque », a écrit Victor Hugo. Hauteville House en est l’illustration parfaite. La visite devient alors personnelle…
Dès l’entrée, j’ai l’impression d’être immergée dans une caverne d’Ali Baba, mêlant style gothique et
Sur cette terre d’accueil, il compose, dessine et décore inlassablement
décor chinois, chaque pièce, du sol au plafond, étant recouverte d’une double peau : tapisseries, soieries, faïences, céramiques, laques, miroirs, assiettes, tableaux, rapatriés de son appartement parisien ou, plus généralement, chinés par le poète et par ses proches.
Mon oeil virevolte, la tête tourne. Evelyne Bloch-Dano, dans Mes maisons d’écrivains (Stock), nous avait pourtant prévenus : « Du jardin au Belvédère installé sur le toit, il n’est pas un objet, un centimètre carré de cette demeure qui ne soit inventé par Hugo. […] A la fois scène et décor, la maison est l’oeuvre du dramaturge, mais aussi du peintre qui en dessine les plans. […] Et, surtout, marquetée de citations, de devises, de vers, Hauteville House est langage. » Dans cette maison qui parle, Victor Hugo, un rien mégalomaniaque, a gravé ses sentences dans le bois et le cuivre, des préceptes d’hygiène à la célébration des génies de l’humanité en passant par ses convictions républicaines. « Le peuple est petit, mais il sera grand./
Dans tes bras sacrés, ô mère féconde !/ O liberté sainte, au pas conquérant./ Tu portes l’enfant qui porte le monde. » De quoi faire, peut-être, méditer la maire de Paris. Tout comme la préface des Contemplations, que l’on pourrait rappeler ici judicieusement : « Prenez donc ce miroir, et regardez-vous y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas! quand je vous parle de moi, je parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! Insensé, qui croit que je ne suis pas toi ! »
De l’obscurité du vestibule et des premières pièces, je m’achemine vers la lumière par la cage d’escalier, comme on accède au progrès. A l’image de « l’homme montant des ténèbres à l’idéal » (La Légende des siècles), je tente de rejoindre le lookout (vigie ou atelier bureau) de Victor Hugo en passant par sa bibliothèque, riche de 3000 ouvrages, de Shakespeare à Corneille, de Balzac à Dickens, d’Homère aux Encyclopédistes. Mais avant d’atteindre le saint du saint, il me faut emprunter la théâtrale galerie de chêne, d’inspiration Renaissance et gothique, où s’accumulent les principes de morale du proscrit : « Gloire aux vaincus malheur à personne » ou encore « Va de l’avant, lève-toi ». Obéissante, je pénètre dans le look-out, serre en bois et en verre, dont la vue domine l’archipel de la Manche et la côte française. Par beau temps, entendons-nous. C’est ici que le maître rédigeait, debout, seul face aux éléments, deux panneaux de bois rabattus lui servant de tables d’écriture. Séquence émotion. Encore un couloir étroit, et je tombe sur sa minuscule chambre, (sorte de cellule lumineuse), et… nez à nez avec François Pinault, visiblement impressionné et séduit par la qualité des restitutions opérées à partir des carnets du poète et de la correspondance familiale des Hugo.
Dehors, les bourrasques redoublent. Personne n’a envie de quitter Hauteville House. Restent des milliers de détails à scruter et puis, comme l’a noté le prosateur dans Actes et paroles II, Pendant l’exil : « Tout lieu de rêverie est bon, pourvu que le coin soit obscur et que l’horizon soit vaste. » Mais il me faut rentrer. A Paris, la République est proclamée. Le chêne des Etats-Unis d’Europe peut grandir en paix.