« Ce genre de truc, soit ça te brise, soit ça te galvanise. Lui, ça l’a galvanisé »
Il vient de prendre la direction de la branche française de CMI, le groupe de presse du milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, dernier poste en date d’une carrière de touche-à-tout. Itinéraire d’un énarque controversé.
Acte I
Où l’ancien normalien s’oppose aux gilets jaunes et prépare le rachat du Monde
Mais que diable est-il allé faire dans cette galère ? Qui donc l’a poussé à agiter son chiffon rouge sous le nez des gilets jaunes au beau milieu de l’hiver dernier, alors que, pour les manifestants, il est l’incarnation de cette France qu’ils vomissent depuis des mois : parisienne, intello, privilégiée, proche des stars et des puissants, tellement loin de leurs ronds-points et de leurs fins de mois difficiles. Circonstances aggravantes, il partage la vie d’une ex-mannequin vedette, Inès de la Fressange, et, surtout, il est un patron. De ces patrons qui, au profit des entreprises où ils officient – elles ont été nombreuses dans son cas –, rétablissent les équilibres financiers en réduisant les coûts au fil de cures d’amaigrissement drastiques. C’est pour leur bien et celui des salariés qui restent, se défend-il. C’est pour celui des actionnaires qui le paient, et grassement, rétorquent les organisations syndicales avec qui il croise l’épée depuis son premier gros job, chez Air France, de 1993 à 1997. Il y assistait l’un de ses nombreux mentors, Christian Blanc, fer de lance dans le monde de l’entreprise de cette seconde gauche pragmatique, sociale-libérale, celle de Michel Rocard notamment, dont il se revendique – on en reparlera.
Denis Olivennes les aime, ces combats mal engagés. Il les assume, s’en nourrit même, fier, in fine, de faire fructifier les sociétés qu’on lui confie. A rebours de ce qu’écrivait méchamment Le Canard enchaîné en 2010, citant l’un de ses pairs : « Il a adopté la tactique dite du nénuphar, commente un grand patron. Telle la grenouille, qui saute de plante en plante. Et il se barre juste avant l’échec, juste avant que cela ne se voie. » « A chaque fois que j’ai été appelé dans des entreprises qui allaient mal, objecte-t-il, malgré tout blessé par cette image dont il assure se ficher mais qui lui colle à la peau, elles ont durablement survécu : Canal+ a survécu à sa concurrente TPS, la Fnac a racheté Darty quand Virgin a coulé… »
Le dernier « saut de la grenouille » en date a pris la forme d’une vente spectaculaire, qu’il a menée lui-même : celle d’une grande partie du portefeuille médias du groupe Lagardère dont il avait la charge à un milliardaire tchèque qui a fait fortune dans les centrales à charbon. A l’issue de la transaction, Daniel Kretinsky a pris la tête d’une flotte emmenée, dans l’Hexagone, par Elle, le fleuron « made in
France » de la presse féminine, mais aussi Télé 7 Jours et
France Dimanche. Egalement propriétaire de l’hebdomadaire Marianne, le nouveau tycoon venu de l’Est ne veut pas s’arrêter là : en rachetant les parts de l’un de ses trois actionnaires principaux, Matthieu Pigasse, il est en train de forcer les portes du capital du groupe Le Monde… dont Denis Olivennes avait tenté en vain, en 2010, de prendre le contrôle pour le compte du propriétaire du Nouvel Obs, Claude Perdriel, y levant au passage quelques oppositions durables. Parmi elles, celles de Louis Dreyfus, aujourd’hui président du directoire du « quotidien de référence ».
A l’époque, ce dernier défendait le projet concurrent du trio Bergé-Niel-Pigasse, qui finalement l’emportera, avec le soutien d’une immense majorité des salariés du journal. Ils craignaient, comme les repreneurs, que Denis Olivennes ne s’installe à direction de la rédaction. Et qu’un non-journaliste, « fusse-t-il énarque, ait autorité sur les décisions éditoriales, avec le risque inévitable de mélange des genres, de dilution des responsabilités, de conflits d’intérêts surtout, et donc de perte de confiance des lecteurs. Le redressement du Monde doit beaucoup au fait que nous ayons protégé le journal de ces dangers », se félicite Louis Dreyfus. Entre lui et Olivennes, les retrouvailles, prochaines, s’annoncent prometteuses.
Sitôt le contrat de cession paraphé, Daniel Kretinsky s’est en effet empressé de nommer au board de son nouvel ensemble celui-là même qui lui en a vendu la plus grande partie, avec pour mission de le faire croître – en y rattachant
Le Monde, notamment. Un tour de passe-passe dans lequel Denis Olivennes ne place aucun désir de revanche. Ni ne voit aucun vice, quand ses détracteurs s’en offusquent. Bien au contraire. Il est ravi d’avoir fait réaliser une « très bonne affaire » à son employeur précédent, ce dont lui saurait gré le nouveau : « Vous croyez qu’il aurait fait appel à moi s’il avait douté de ma loyauté à l’égard d’Arnaud Lagardère ? » D’autant que l’opération n’a donné lieu, affirme-t-il, « à aucun départ contraint, aucun licenciement » et s’est déroulée en accord avec les syndicats de Lagardère Active. Lesdits syndicats en ont avalé leur mandat et se sont dépêchés de faire entendre un autre son de cloche lorsque Denis Olivennes s’en est vanté dans les colonnes du journal économique Challenges, lui reprochant ses plans sociaux à répétition et lui remémorant qu’à l’inverse de ce qu’il prétend, ils se sont prononcés sans ambiguïté contre l’accord. « C’est le jeu, c’est de bonne guerre, sourit-il, installé devant un café dans l’un de ses repaires, une célèbre brasserie du quartier de Montparnasse. Ils font leur job, ils tempêtent, protestent et défendent les salariés. Ça fait partie du théâtre de la discussion traditionnelle à la française. » Denis Olivennes le connaît bien, ce théâtre, il s’y meut en matou matois, y retombe toujours sur ses pieds, c’est l’une de ses forces.
Et les gilets jaunes, au fait ? Son profil de grand patron ne l’a donc pas empêché de faire un petit tour à leur chevet. Dans deux tribunes publiées à un mois d’intervalle, à la fin de l’an dernier et au début de l’actuel, dans Le Parisien et dans Marianne, il a analysé le mouvement avec une empathie ostensible, tout en en soulignant les dangers et les dérapages possibles. Leur colère est « légitime », a-t-il d’abord approuvé, parce que, comme nombre de Français moyens, ces « petits blancs » sont « les oubliés de la croissance économique et des politiques publiques ». Il les a même félicités pour deux « idées géniales », la veste fluo et la conquête des carrefours de « la France rurale ou périurbaine, qui se lève tôt et qui travaille, qui paie ses impôts et les traites de sa voiture et de sa maison ». Et de conseiller à Emmanuel Macron de leur donner très vite « des preuves d’amour », sous peine de les voir « basculer massivement dans le vote extrême ». Sur ce point, les récentes élections européennes l’ont conforté. Les électeurs gilets jaunes ont très majoritairement apporté leurs voix au Rassemblement national, très peu à La France insoumise et encore moins aux listes qui se présentaient sous leurs couleurs.
De bienveillant en décembre, l’exposé a viré au vinaigre en janvier, tout de suite après les violences de la place de l’Etoile, Denis Olivennes stigmatisant une « tournure nauséabonde », « la tyrannie d’une minorité », « cette frange des gilets jaunes que nous voyons aujourd’hui frapper des CRS à terre ». Il a retrouvé le droit chemin, revêtu un habit qui lui sied mieux au teint : celui de « républicain progressiste ».
Acte II
Quand le maoïste est devenu rocardien, avant de passer aux affaires
Cet habit-là, il l’a pour la première fois enfilé pour la Fondation Saint-Simon. Né en 1982 dans le sillage de l’élection de François Mitterrand et autodissous en 1999, ce think tank social-libéral – nous y voilà – était emmené par deux personnalités qui comptent beaucoup pour lui : le sociologue Pierre Rosanvallon et l’historien François Furet. Olivennes s’est brouillé avec le premier, pour cause de « dérive droitière », après que, en 2007, il a fondé les Gracques, un « club de pseudo-rocardiens sarkozystes », comme le définit un ex-membre de la fondation avec qui il est également en froid, l’écrivain Frédéric Martel, qui ne lui pardonne toujours pas d’être « sorti de la famille ».
Le second, mort en 1997, était un autre de ses mentors et l’oncle de son meilleur ami, l’éditeur Olivier Nora. C’est sous l’aile de François Furet et au nom de la Fondation Saint-Simon que, alors qu’il seconde Christian Blanc chez Air France, Denis Olivennes publie, en 1994, dans la revue Le Débat, une note sur la « préférence française pour le chômage ». Fort remarquée à l’époque et souvent mentionnée depuis, cette analyse de la malédiction du taux de sans-emploi dans notre pays vogue à contre-courant de la doxa du Parti socialiste. Il s’y construit une image de patron cérébral, qui réfléchit aux maux de la société française – comme aujourd’hui à la question des gilets jaunes. Frédéric Martel soupire : « Il sent l’air du temps, c’est vrai, son analyse était bonne, mais c’est un techno, pas un penseur ni un politique. » Preuve supplémentaire de ce manque de substance, selon lui, un autre fait de gloire d’Olivennes, le rapport sur le piratage illégal que lui commande la ministre de la Culture de Nicolas Sarkozy, Christine Albanel, en 2007, à l’heure où il dirige la Fnac. Il aboutira à la très controversée loi Hadopi. « Non seulement il y montrait une absolue incompréhension de ce qu’est le Web, mais les sanctions qu’il préconisait à l’encontre des internautes étaient tellement disproportionnées et inadéquates qu’elles ont été censurées par le Conseil constitutionnel », sabre Frédéric Martel.
Ses habits de républicain progressiste, Denis Olivennes les a aussi portés dans le cabinet de Pierre Bérégovoy, dont il fut le directeur au début des années 1990. Une expérience « traumatisante », un milieu « haïssable ». Il croise à ce poste « beaucoup trop de gens qui n’avaient pas d’humanité ». Et s’y guérit « définitivement, assure-t-il, de toute ambition politique »… ce qui ne l’empêche pas, au mitan des années 2000, d’étudier de près la proposition d’un autre homme politique, aux antipodes de l’ancien Premier ministre de François Mitterrand. Nicolas Sarkozy, encore lui. Avec qui ses amis – et surtout ses ennemis – de gauche le soupçonnent d’entretenir une proximité coupable. Il nie : « Je connais très bien Carla Bruni, et donc Sarko, mais ça s’arrête là. » L’homme providentiel de la droite française aurait pourtant envisagé de lui confier un secrétariat d’Etat au numérique dans son gouvernement. L’affaire ne se fera pas, allez savoir pourquoi : l’ex-président prétend que c’est Denis Olivennes qui l’aurait sollicité ; l’intéressé affirme que lorsque la question s’est posée, il n’a pas « pris plus de vingt-cinq secondes pour y répondre non ». Olivier Nora l’atteste : « L’entourage n’était pas pour. » Le metteur en scène de théâtre Bernard Murat, avec qui il est « tombé en amour » quand ils se sont rencontrés, corrobore, mais regrette : « C’est un pitbull, il aurait fait ça très bien. » Un pitbull. La comparaison revient souvent. Inès de la Fressange préfère invoquer « une certaine autorité naturelle, son côté Lino Ventura ».
Les idées, la vie de la cité, la politique. Elles le fascinent depuis que, adolescent, il a rejoint les trotskistes de la Ligue communiste révolutionnaire, où la légende voudrait que, membre du service d’ordre, il ait fait le coup de poing pour défendre l’un des leaders lycéens du parti, l’ancien directeur des rédactions de France Télévisions Michel Field – ce que tous deux démentent. « En fait de garde du corps, je lui ai donné involontairement un coup de genou dans le bas-ventre lors d’un meeting un peu agité », se rappelle-t-il. Le journaliste Pascal Riché, à qui il distribuait des tracts à la sortie de leur bahut commun, Henri-IV, parle lui aussi d’une « histoire totalement bidon ». Mais se souvient quand même que le jeune homme aimait bien la « gauche musclée ». Olivier Nora reconnaît que cet ami « intelligent et plein de charme », avec qui il disputait des matchs de « ping-pong intellectuel », pouvait aussi être « spontanément castagneur » et « militant cogneur ». « Je crois qu’inconsciemment, je voulais rejouer ma résistance à moi, décrypte Denis Olivennes. J’étais jeune, j’étais con, taraudé par l’idée que des gens s’étaient laissé faire sous l’Occupation, je me disais que plus jamais personne ne
Cet ami « intelligent et plein de charme » pouvait être aussi « castagneur » et « militant cogneur »
nous marcherait sur les pieds. » Son frère François, l’un des grands pontes de la gynécologie française, d’un an et demi plus âgé, confirme à demi-mot : « Il s’est engagé très tôt, dès la sixième. Et beaucoup. » A tel point que l’aîné pensait que le cadet construirait son avenir en politique. Et à gauche, forcément à gauche, comme le reste de la famille : les parents psychiatres, les grands-parents maternels, rescapés de la Shoah et éternels communistes, son oncle Claude Olievenstein, le fameux « psy des toxicos », qui, lui, est revenu de l’utopie marxiste.
François s’est trompé : son frère s’est finalement accompli ailleurs, dans le monde de l’entreprise. « Il avait un gros besoin de reconnaissance que je n’ai pas, analyse-t-il. Pas plus que je n’ai son désir d’une certaine réussite sociale. Là-dessus, lui et Frédéric, notre autre frère, se ressemblent : ils ont la capacité de diriger les gens, y compris avec une certaine dureté. » « Frédo », le benjamin, directeur de la société Weborama, approuve. Et complète : « Nous avons de l’ambition. Il faut en être conscient pour comprendre ce que nous sommes. » Version Denis : « J’aime le pouvoir pour ce qu’il permet d’agir, pas pour lui-même. » En 1980, il entre donc à Normale sup, puis enchaîne à Sciences po et à l’ENA, encouragé par le directeur sortant de l’école, Simon Nora, père de son copain Olivier. Ce haut fonctionnaire charismatique est une autre de ces figures tutélaires qu’il semble collectionner. C’est lui qui le pousse à entrer dans le saint des saints de l’administration française. Lui aussi qui, par la suite, le présentera au président d’Air France, le rocardien Christian Blanc, dont il deviendra le bras droit. C’est la première étape, après un passage à la Cour des comptes, auprès de François Hollande, de son long parcours dans le privé. « Il entretenait une relation quasi-filiale avec mon père. Elle l’a guéri de l’idée qu’il se faisait de la grande bourgeoisie. Mais il partait de loin », s’amuse Olivier Nora.
Acte III
Pourquoi celui qui fréquente le Tout-Paris dîne le plus souvent chez lui
Divorcés alors qu’il avait 9 ans, ses parents l’ont éduqué « au goût de l’ouverture, à la tolérance, à la liberté de parole ». A la liberté tout court, dont il a beaucoup profité, à peine pubère. « C’étaient des soixante-huitards typiques, les décrit-il. Nous vivions en “libres enfants de Summerhill”. Ma mère, marquée par la question des enfants juifs pendant la guerre, était obsédée par les enfants cachés… des autres, on ne la voyait pas beaucoup. » François euphémise : « Elle n’avait pas un esprit familial
« Il n’arrête pas de poser des questions, s’intéresse à tout le monde. C’est son côté studieux, parfois un peu agaçant »
très marqué. Elle dit aujourd’hui que c’était délibéré, pour nous rendre plus autonomes. » Le père, lui, était « poétique », au sens propre comme au sens figuré. Imprévisible. Le genre à finir au poste, où il avait ses habitudes, un jour que Denis préparait ses examens, pour le seul plaisir de le forcer à venir le chercher et de gâcher ses révisions. Comme le dit Olivier Nora, « ce genre de truc, soit ça te brise, soit ça te galvanise. Lui, ça l’a galvanisé. »
« Forcément, j’ai cherché d’autres modèles, en déduit Denis Olivennes, auprès de mon oncle notamment. » Le père et l’oncle. Le premier, Armand, était donc un poète et psychiatre « un peu barge », comme l’admet son fils, « très fragile, pour ne pas dire dément », verrouille Olivier Nora – mais quand même, « un type épatant », tient-il à préciser. Le second, Claude Olievenstein, a changé le regard de la France des années 1970 sur ses jeunes drogués. Il était disponible, expert en adolescence, « on pouvait lui parler de tout », apprécie François.
Entre un père chaleureux mais extravagant et les différents substituts qu’il s’est efforcé de lui trouver, entre la maman en pointillé et des grands-parents qui ont pris une importance considérable à force de la remplacer, cette éducation particulière et libertaire a paradoxalement accouché d’un papa poule à l’ancienne – « une vraie mère juive », corrigent de concert François et Inès de la Fressange, avec laquelle Denis Olivennes vit une « histoire fusionnelle » depuis 2009. Il s’occupe très consciencieusement de leurs enfants respectifs – les trois siens sont nés d’un premier mariage avec Angélique Berès. Il a ainsi « repassé cinq fois son bac », se moque gentiment l’ex-égérie de Karl Lagerfeld, en se faisant répétiteur assidu pour ses deux filles à elle et ses trois fils à lui. Et il s’oblige, qu’il vente, neige ou pleuve du travail imprévu, à rentrer tôt au moins une fois par semaine pour partager un repas en famille. Chez Lagardère, la chose était connue et respectée, comme en témoigne, parmi d’autres, Emery Doligé, son ex-conseiller en réseaux sociaux : « Le jeudi soir, c’était sacré ! » Qu’en sera-t-il chez Czech Media Invest (CMI), la holding de Daniel Kretinsky ? « Je suis président non opérationnel, ce qui va me laisser plus de temps pour mes proches et pour d’autres activités, comme lire ou écrire.
Quand j’ai dit ça à ma mère, elle m’a répondu : “Mais tu te contentes de peu !” Elle, elle ne s’est jamais contentée de peu. Mais pour elle avant tout : elle a vécu en conformité avec ses idées féministes. Elle a viré son mari. Et veillé à ne pas être esclavagisée par ses enfants. »
Le fils cadet de cette femme libérée mais assez absente dîne donc à la maison le plus souvent possible. Et, contrairement à ce que pourraient laisser croire quelques photos glamour de leur couple parues dans la presse people, très, très rarement en ville, certifie-t-il, Inès à l’appui. « Il y a quinze ans que, sauf obligation professionnelle, je n’ai plus de vie sociale, au sens de vie mondaine, riposte-t-il. D’ailleurs, on ne m’invite plus… Comme disait Chirac, je préfère “être couché chez moi que debout chez les autres”. » Casanier, Denis Olivennes ? A en croire Olivier Nora, « il n’aspire plus qu’à vivre peinard avec Inès et leurs gosses. Tous les deux, ils ont beaucoup cargué les voiles. » L’écrivaine Yasmina
Reza, une grande amie, ne perçoit pas de changement : « On se voit souvent, on rit énormément ! » Bernard Murat loue son
« sens de la fête ». Misanthrope, alors ? Encore perdu. « Je n’ai pas de réseau, pas de relations, mais des amitiés profondes, anciennes et durables. Ma vie est ainsi faite que j’ai croisé jeune des gens intéressants qui n’étaient pas encore ce qu’ils sont devenus. » Ces amis sont nombreux, ils ont la tête bien faite, en général : les économistes Daniel Cohen et Nicolas
Baverez, le démographe Patrick
Weil, le politologue Gilles Kepel,
Olivier Nora… « Mais pas seulement, pas qu’eux, recadre
Inès de la Fressange. Il est très bavard, il n’arrête pas de poser des questions, s’intéresse à tout le monde, à l’écrivain, au journaliste, comme à ses salariés, à un chauffeur de taxi, au garagiste du village où nous passons nos vacances, en Provence. Il veut tout savoir. C’est son côté studieux. Parfois, c’en est même un peu agaçant… »
Là-dessus, sur cette boulimie qu’elle appelle son « appétit de la vie », Yasmina Reza a un avis : « Il a l’esprit vif, rapide, et une crainte terrible de l’ennui. » Tiens, tiens, et si c’était là que résidait, dans la peur de s’ennuyer, la source de sa polyvalence – de sa versatilité railleront les mauvaises langues ? « Il est touche-à-tout, bon à beaucoup de choses », constate Bernard Murat, qui l’admire peut-être plus pour cette capacité à sauter du coq à l’âne que pour sa remarquable mémoire : ils ont la même, qu’ils comparent lors de joutes oratoires, où ils dégainent à tour de rôle des extraits de chansons françaises ou des textes de grands auteurs. Des citations, il en sème partout et tout le temps, y compris dans les textos que reçoit au petit matin l’envoyé de L’Express chargé d’enquêter sur sa vie… Denis Olivennes est comme ça : un jour patron, l’autre penseur, tenté par la politique, par l’écriture, voire par le journalisme – n’a-t-il pas accompagné, au grand dam d’une partie de sa rédaction, la grande reporter Florence Aubenas en Afghanistan lorsque, en 2008, il a pris pour quelques mois la direction du Nouvel Obs ? « Je voulais simplement savoir quel danger couraient les membres de mon équipe », se justifie-t-il. Le directeur de la rédaction du journal Libération, Laurent Joffrin, qui l’a connu aux Jeunesses socialistes avant de co-animer avec lui le club Danton, le compare à un décathlonien, qui « ne sera jamais médaille d’or du 100 mètres : avec ses grandes aptitudes, s’il s’était moins dispersé, Denis aurait pu laisser sa marque sur sa discipline. »
Le souhaite-t-il seulement ? « Nous ne sommes pas des gens qui aimons avoir des certitudes dans la vie, nous avons du mal à trouver crédibles les gens trop sûrs d’eux, explique Frédéric, le petit frère. C’est lié à notre histoire familiale, au nécessaire pragmatisme des réfugiés ashkénazes qu’étaient nos grands-parents et nos parents. » De cette histoire brisée, « pleine de failles et de souffrances » mais qui se termine bien, par trois réussites incontestables, Denis Olivennes tire deux conclusions. D’abord, qu’il a « une dette imprescriptible à l’égard de la France », incarnée par ce médecin qui a caché son père pendant l’Occupation et l’a sauvé de la déportation. Il ne cache pas la reconnaissance qu’il voue à son pays et célèbre ses mérites dès qu’il le peut. C’est un sujet de débat récurrent avec son aîné, François, qui, moins indulgent, n’oublie pas que tous les Français n’ont pas aidé les juifs pendant la guerre, loin de là. Ensuite, que la « valeur clef, c’est le courage, pas l’intelligence : des gens intelligents, il y en a plein, des gens courageux, très peu. » Et que sa plus grande peur, « c’est de ne pas être courageux ». Osons une traduction : de se laisser marcher sur les pieds sans réagir, on y revient. Inès de la Fressange a beau dire que son homme est devenu « raisonnable et rassurant », le jeune Olivennes des années rouges, féru de boxe, enflammé, querelleur et ombrageux, bouge encore.