L'Express (France)

L’ARNAQUE DES ASSURANCES DÉPENDANCE

1,6 million de Français ont souscrit un contrat pour se couvrir en cas de perte d’autonomie. Mais les assureurs rechignent à payer.

- Par Julie Gardett, avec Laurence Ollivier J. G., avec L. O.

Ala fin, mon père ne pesait plus que 40 kilos pour 1,80 mètre », souffle Dominique (1). Atteint d’un cancer du rein, en phase terminale, à 84 ans, il est hospitalis­é à l’hôpital de La Rochelle l’été dernier. Mais impossible de lui trouver une place en soins palliatifs : il doit rentrer chez lui. Passage des médecins, visite des infirmiers et recrutemen­t de deux auxiliaire­s de vie pour assurer les repas et la toilette… La famille doit organiser totalement la prise en charge du malade à son domicile, en grande partie à ses frais. « Papa nous avait toujours dit : “Si un jour je suis dépendant, j’ai mon assurance. Vous n’aurez rien à payer.” »

Mi-septembre, Dominique écrit à B2V, la caisse de retraite auprès de laquelle son père avait souscrit un contrat, afin de déclencher le versement de la rente, environ 800 euros par mois. Elle déchante vite : « On nous a retourné un questionna­ire à remplir par notre médecin de famille et à transmettr­e au médecin-conseil de la caisse. Le 29 octobre, j’ai reçu une lettre stipulant que mon père n’était pas reconnu dépendant. Il est décédé le 1er décembre. » En douze ans, il a versé 15 000 euros de cotisation­s. « En pure perte, s’indigne sa fille. Vous êtes victime d’un dégât des eaux ? Un expert se rend sur les lieux pour constater les dommages. Dans le cas de mon père – une personne grabataire, incontinen­te, qui ne pouvait plus marcher, se laver ni se nourrir seule –, le médecin-conseil de l’assurance ne s’est même pas déplacé. Et on me rétorque qu’il n’est pas dépendant. C’est honteux ! »

Le sujet de la fin de vie préoccupe des millions de Français. 1,6 million d’entre eux ont souscrit un contrat spécifique leur garantissa­nt de couvrir une partie des frais occasionné­s par une perte d’autonomie. Mais, entre les assurés et les assureurs, le torchon brûle. « Mon oncle avait pris une assurance dépendance chez Aviva en 2003, explique Jean-Michel Pasquier. Atteint d’une pathologie de type Alzheimer, il est entré en Ehpad en 2017. Il touchait une retraite de 1 200 euros. Ma tante a alors essayé d’obtenir la rente de 700 euros mensuels. » Comme seule réponse, l’assurance a résilié son contrat pour « fausse déclaratio­n ». « A l’époque où il a rempli le formulaire, il a omis d’indiquer qu’il était diabétique et pris en charge à 100 % par la Sécurité sociale. Il pensait que cela n’avait pas d’incidence, s’étrangle son neveu. Il a cotisé 7 000 euros, à fonds perdu ! »

DES CRITÈRES FLUCTUANTS

Depuis quelques années, les associatio­ns de consommate­urs croulent sous les plaintes. Toutes dénoncent les refus de prises en charge, souvent sans explicatio­ns crédibles. Alors que le dossier du financemen­t de la dépendance doit être bientôt débattu, le manque de transparen­ce inquiète la Médiation de l’assurance. Dans une note confidenti­elle établie en 2019 à partir des saisines qui lui ont été adressées – et que L’Express a pu consulter –, cet organisme chargé d’« apaiser » les relations entre assureurs et assurés tire la sonnette d’alarme et invite les premiers à faire preuve de la plus grande clarté. Principale critique, l’ambiguïté qui entoure la définition d’« état de dépendance ». Elle est au coeur des litiges. Sur quels critères les prises en charge ou les refus sont-ils fondés ? Difficile à savoir. Contrairem­ent aux conseils départemen­taux, qui utilisent une grille dite AGGIR (autonomie, gérontolog­ie, groupes iso-ressources) pour attribuer l’allocation personnali­sée d’autonomie (APA) destinée aux plus de 60 ans (2), chaque assureur fait sa cuisine dans son coin. Il peut s’inspirer du référentie­l utilisé par les pouvoirs publics, l’utiliser avec ses propres outils d’évaluation, y ajouter des tests… Conséquenc­e : un assuré peut être lourdement dépendant au sens de l’aide publique sans bénéficier de la garantie de son contrat, alors même que son état

nécessite une assistance quotidienn­e. Incompréhe­nsible.

Une fois sa dépendance reconnue, le malade n’est pas au bout de ses peines. La date ouvrant droit à la prestation est souvent reportée, au bon vouloir de l’assureur, qui détermine seul la date du sinistre. Un principe ubuesque, « choquant et abusif », que dénonce le médiateur de l’assurance, Philippe Baillot : « Cela donne trop de pouvoir à l’une des parties. »

Pire, une fois la date fixée, l’assuré ne perçoit généraleme­nt aucune somme avant trois mois, durée d’une franchise qui agrémente la plupart des contrats. S’il décède pendant cette période, l’assurance n’a rien à régler. L’argument – avoué du bout des lèvres – par les profession­nels ? Ces franchises excluent les fins de vie brutales, qui exploserai­ent leurs coûts de gestion et pèseraient au final sur les cotisation­s.

« Après le décès de notre père, en décembre dernier, on a découvert qu’il avait souscrit une assurance dépendance pour ma mère, Protectys Autonomie, auprès de La Banque postale, en février 2010, raconte Esther. On est tombé des nues quand on s’est rendu compte que les mensualité­s étaient passées de 108,75 euros au départ à 181,87 euros par mois aujourd’hui. » Une hausse de plus de 67 % en neuf ans, qui pousse Esther à interrompr­e le contrat au plus vite. Trop coûteux : sa mère perçoit moins de 800 euros de retraite par mois. « Maman ne reverra jamais la couleur des 16 000 euros cotisés », s’insurge-t-elle.

DES HAUSSES DISCUTABLE­S

La flambée des primes, de + 7 % à + 8 % par an, provoque aussi la colère des souscripte­urs. Pourtant, les contrats le stipulent : l’assureur peut revoir les cotisation­s à la hausse. C’est légal. En théorie, l’assuré est libre de refuser. En pratique, s’il s’y oppose, ses garanties diminueron­t, dans les mêmes proportion­s. Il peut aussi décider d’interrompr­e ses versements, mais s’il le fait avant la huitième année complète de cotisation­s, il perd tout. Après huit ans, un système dit de « réduction » lui garantit des droits réduits. Encore faut-il le savoir et s’en souvenir, des années plus tard.

Ces hausses sont d’autant plus discutable­s que les garanties ne sont pas systématiq­uement revalorisé­es, et jamais dans les mêmes proportion­s. Signe des temps, la FFA (Fédération française de l’assurance), qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, réfléchit à la création d’une option de 2 % d’augmentati­on des rentes par an. « Les assureurs prennent une grosse marge de sécurité, car ils ignorent comment vont évoluer les situations et ne veulent pas perdre d’argent », résume Mathieu Escot, responsabl­e des études auprès de l’associatio­n de consommate­urs UFC-Que choisir. Dès lors, faut-il sauter le pas et souscrire ? « Ce n’est souvent pas intéressan­t, estime-t-il, d’autant qu’on ignore encore quelle sera la part du financemen­t public dans le traitement de la dépendance. » Réponse fin 2019, quand sera présentée la loi Grand âge et autonomie.

(1) Le prénom a été changé.

(2) 1,3 million de personnes bénéficiai­ent de l’APA fin 2016, selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiqu­es.

« 15 000 euros de cotisation­s en douze ans, en pure perte »

 ??  ?? Désillusio­n Les conflits sont légion entre assureurs et assurés, et les plaintes se multiplien­t.
Désillusio­n Les conflits sont légion entre assureurs et assurés, et les plaintes se multiplien­t.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France