De biens curieux pèlerins français en Syrie
Elus, lobbyistes, journalistes... Issus de la droite dure, certains membres de SOS Chrétiens d’Orient relaient la propagande du régime de Damas. Au point de côtoyer des criminels de guerre.
Du vin, de la musique orientale… Ce mercredi 13 décembre 2017, la fête bat son plein dans le restaurant panoramique de l’Omayad, un hôtel de luxe au centre de Damas. Une trentaine de convives, des Français et des Syriens chrétiens, célèbrent une improbable « soirée beaujolais » dans un pays déchiré par plus de six années de guerre civile. La maîtresse de cérémonie s’appelle Fabienne Blineau. Membre des Républicains, tendance Fillon, ancienne suppléante du député Alain Marsaud (LR), elle est alors conseillère consulaire pour la zone Liban-Syrie. Tout sourire, la dame passe de table en table, claque la bise aux uns et aux autres, pose pour des photos. De nombreux clichés témoignent de cette soirée entre amis. Des amis parfois encombrants.
A une table se trouve Hala Chaoui. Cette femme d’affaires et amie personnelle d’Asma el-Assad, l’épouse du président syrien, connaît bien les allées du pouvoir en France : elle a été invitée en 2015 à l’Assemblée nationale par le groupe d’amitié France-Syrie,
pour nouer des contacts avec des entreprises, en vue des immenses chantiers de reconstruction qui se négocieront tôt ou tard. A sa droite sont attablésAlexandreGoodarzyetBéatrice Challan-Belval, tous deux chefs de mission en Syrie pour l’association caritative SOS Chrétiens d’Orient (SOS-CO). A une table voisine, accompagné de son épouse, voici Amr Armanazi. Cheveux gris, costume bleu et cravate rouge, cet homme âgé de 75 ans figure sur les listes des sanctions européennes et américaines : surnommé « Monsieur Chimie », Armanazi dirige le Centre d’études et de recherches scientifiques syrien, l’agence gouvernementale chargée d’élaborer des armes nucléaires, biologiques et chimiques... Depuis 2011, le régime a perpétré de nombreuses attaques au gaz sarin et au chlore contre les rebelles et la population.
Cette soirée beaujolais n’était ni la première ni la dernière du genre. Mais ces festivités masquent une réalité moins riante. Celle d’une petite communauté de Français – militants associatifs, hommes d’affaires, représentants politiques – qui fréquentent assidûment les premiers cercles du régime, alors que la France a suspendu toute relation diplomatique avec la Syrie depuis 2012. Ce groupe hétérogène soutient obstinément le pouvoir en place et relaie sa propagande, martelant qu’Assad est le « seul rempart contre le terrorisme islamiste », quitte à s’afficher avec des personnages mis au ban de la communauté internationale, et même des criminels de guerre… Cet étrange aréopage cherche dans le même temps à accroître son audience et ses soutiens en France. Un viatique pour élargir son cercle de donateurs, recrutés au sein d’une frange de la population émue – à juste titre – par le sort des minorités chrétiennes.
Fabienne Blineau, longtemps mariée avec un député libanais d’un parti pro-syrien, adopte à l’occasion un ton
lyrique sur les réseaux sociaux. Ainsi, en 2016, tandis qu’elle guidait François Fillon, futur candidat à l’élection présidentielle, au Kurdistan irakien : « Mon mari m’a quittée, alors, quitte à mourir, autant que ce soit sur le front. » Peu de temps après, l’intéressée se faisait photographier à Alep aux côtés de deux soldats syriens, alors que la ville venait d’être reprise par le régime, au terme de quatre années de bombardements et de milliers de victimes civiles. Jusqu’à peu, elle n’a cessé d’abreuver les réseaux sociaux de photos illustrant sa proximité avec des cadres du régime. Sollicitée par L’Express, elle n’a pas souhaité s’exprimer sur ce sujet.
Ces supporters d’Assad sont quasiment tous issus de la droite dure et, pour nombre d’entre eux, de l’extrême droite radicale. Aujourd’hui, les Français les plus visibles en Syrie sont les membres de SOS Chrétiens d’Orient. A l’origine, l’ objectif est louable : il s’agit d’aider les minorités chrétiennes discriminées, parfois persécutées, dans cinq pays du Proche-Orient – Liban, Syrie, Irak, Jordanie, Egypte. Dotée d’un budget annuel de 11 millions d’euros, revendiquant 100 000 donateurs et quelque 1 700 volontaires envoyés en mission, SOS-CO a pignon sur rue. L’association a été plusieurs fois invitée à l’Assemblée nationale et au Sénat. Depuis 2017, elle est même labellisée « partenaire de la défense nationale », intitulé ronflant attribué à des structures ayant contribué à organiser un événement officiel. Un sacré chemin parcouru en moins de six ans d’existence.
L’acte fondateur de SOS-CO s’est déroulé à Noël 2013 : une quinzaine de Français, issus des principaux courants de l’extrême droite, débarquent à Damas. Se réclamant de la pensée de Charles Maurras, le président de l’association, Charles de Meyer, est alors attaché parlementaire du député d’extrême droite Jacques Bompard. Benjamin Blanchard, le directeur général de SOS Chrétiens d’Orient, a lui aussi travaillé avec Bompard, avant de rejoindre une ex-députée européenne du Rassemblement national. La délégation comprend aussi Olivier Demeocq, organisateur de concerts de rock identitaire français et ami de Frédéric Chatillon, figure de l’extrême droite radicale et familier du pouvoir syrien. Ou bien encore Damien Rieu, l’un des leaders de la mouvance identitaire hexagonale. Il y a aussi Charlotte d’Ornellas, nouvelle égérie médiatique de la droite dure. Aujourd’hui salariée de Valeurs actuelles, la journaliste est membre du conseil d’administration de SOS Chrétiens d’Orient.
« NOUS N’INTERFÉRONS PAS AVEC LA POLITIQUE DU PAYS »
Ce premier séjour est destiné à livrer 4 tonnes de vêtements et de jouets. La délégation est reçue à bras ouverts, rencontrant des figures « présentables » du régime, telle soeur Agnès-Mariam de la Croix, une religieuse propagandiste du système Assad, mais aussi le ministre du Tourisme, qui sera ultérieurement placé sur la liste des sanctions internationales. Et, bien sûr, Hala Chaoui, cette proche d’Asma el-Assad, qui dirige aussi une association caritative : Al-Karma (« la vigne »).
« Nous ne sommes pas financés par le pouvoir syrien ni par une quelconque structure sur place, explique à L’Express Benjamin Blanchard, le directeur général de SOS Chrétiens d’Orient. Nous entretenons des relations cordiales avec les gouvernements en place et, du fait de l’embargo, nous achetons les produits localement. Mais nous nous interdisons d’interférer avec la vie politique des pays où nous intervenons. » Certes, reconnaît-il, SOS Chrétiens d’Orient a pour partenaire le Syria Trust for Development, une
énorme structure caritative placée sous le patronage de l’épouse de Bachar.
Il n’empêche : au fil des années, les cadres de SOS-CO n’ont cessé de participer à des rassemblements à la gloire du régime et de s’afficher auprès de personnages sulfureux. En février 2016, Sofia el-Hajj, chef de mission de l’association en Syrie, pose en photo, sourire aux lèvres, dans un décor de ruines : une kalachnikov barre son tee-shirt estampillé SOS Chrétiens d’Orient. L’auteur du cliché n’est autre que Damien Rieu, l’activiste de Génération identitaire. A l’été 2016, à Mhardeh, petite ville à majorité chrétienne au nord-ouest de la Syrie, proche de la ligne de front, une vingtaine de personnes font face à l’objectif, façon équipe de football. Parmi elles, une douzaine de miliciens chrétiens des Forces de défense nationale (FDN), en treillis militaire. Deux d’entre eux arborent un fusil d’assaut. A leurs côtés, six cadres de SOS-CO, dont Benjamin Blanchard, Alexandre Goodarzy et Charlotte d’Ornellas, en tee-shirt et bermuda…
« SOS Chrétiens d’Orient fait avant tout de la communication en faveur du régime de Damas. Leurs activités caritatives servent de prétexte pour s’afficher avec ses représentants, assène l’opposant syrien Firas Kontar, établi en France et porte-parole de Syrie Liberté. Ils n’hésitent pas à falsifier les faits et ils colportent la propagande officielle qui fait de Bachar le “dernier rempart contre le terrorisme”. » Chaque année, depuis 2015, des députés français participent à des « Bachar Tour » sponsorisés, rencontrant à Damas l’élite du régime : le grand mufti, des ministres, voire Bachar el-Assad en personne. A ce jour, une vingtaine de parlementaires ont pris le chemin de Damas. Thierry Mariani (alors LR, aujourd’hui RN) est un habitué.
À PARIS, LA DISCRÉTION EST DE MISE
Le 13 janvier 2017, par exemple, Somar Zidan, un lieutenant-colonel de l’armée syrienne (mort en juin 2018), accusé d’actes de torture, accompagne une délégation française dans la vieille ville d’Alep. Parmi eux, trois élus : l’incontournable Mariani, Nicolas Dhuicq (Debout la France) et Jean Lassalle (non inscrit). Ils sont venus « voir la situation », invités par Al-Karma, l’association de Hala Chaoui. « Quand on vient en aide à des civils, on est obligé de composer avec les autorités, souligne Charlotte d’Ornellas, également présente ce jour-là. Je peux m’asseoir à côté de gens sans nécessairement être d’accord avec tout ce qu’ils pensent. J’assume mon engagement, je n’ai pas le sentiment d’avoir pactisé avec le diable. » Thierry Mariani, lui, n’a finalement pas donné suite à nos demandes d’entretien sur ce sujet qu’il ne faut pas « caricaturer ».
En France, les amis de Damas se doivent d’être plus discrets. Là encore, la défense des chrétiens d’Orient sert de sésame pour approcher les cercles de pouvoir. Le 11 décembre 2018, Hala Chaoui, l’amie d’Asma el-Assad, était de nouveau invitée à Paris. Elle intervenait au conseil régional d’Ile-deFrance pour une conférence organisée par la Coordination des chrétiens d’Orient en danger. « La présence des forces gouvernementales [était] l’assurance pour les populations de recommencer à vivre en sécurité », y a-t-elle affirmé, sans être contredite. Mais ce jour-là, bien évidemment, il n’était pas question de politique…