L'Express (France)

Christian Makarian, Nicolas Bouzou, Laurent Alexandre, Jacques Attali

- CHRISTIAN MAKARIAN Christian Makarian est directeur de la rédaction délégué à L’Express et éditoriali­ste.

Au faîte de la gloire, grâce au vote de 92 000 militants conservate­urs sur 47 millions d’électeurs (soit 0,2 % du corps électoral), voici Alexander Boris de Pfeffel Johnson, descendant indirect du roi George II par sa lignée maternelle, cousin éloigné de David Cameron, parvenu au poste de Premier ministre de Sa Gracieuse Majesté avec le grand projet de faire sortir le Royaume-Uni de l’Union européenne le 31 octobre – « pas de “si” ni de “mais” ».

Bien davantage que le triomphe d’une idéologie, c’est avant tout la consécrati­on d’une disruption permanente à l’égard de l’Europe. Celui qui naquit, en 1964, à New York, où son père, Stanley, poursuivit des études d’économie avant de devenir expert en environnem­ent à la Banque mondiale, est le descendant d’une dynastie assez inattendue.

Le propre père de Stanley vit en effet le jour à Bournemout­h sous le nom d’Osman Wilfred Kemal, même s’il se fit appeler Johnny Johnson durant toute sa vie, car il était le fils d’une mère anglaise et d’un père turc, en l’occurrence Ali Kemal, une personnali­té éminente de l’Empire ottoman.

Ali Kemal fut un éditoriali­ste influent et un homme politique important du tout début du xxe siècle. En 1909, alors que l’empire passait sous le contrôle des JeunesTurc­s, il choisit de se réfugier en Angleterre, puis retourna en Turquie en 1912 avant de devenir ministre du dernier sultan. Patriote et europhile, il mit sa vie au service des idées libérales, très directemen­t inspirées de la Révolution française, s’opposa aux Jeunes-Turcs puis aux kémalistes, et condamna avec un degré de conviction unique le génocide des Arméniens de 1915. Il fut battu à mort, lapidé, puis pendu sur ordre du pire des généraux kémalistes en 1922.

C’est peut-être au nom de cette noble ascendance que son arrière-petit-fils, Boris, s’est illustré par ce commentair­e dans un hebdomadai­re suisse : « Si

quelqu’un veut faire une blague sur l’amour qui fleurit entre le président turc et une chèvre, il devrait pouvoir le faire, dans n’importe quel pays européen, y compris en Turquie. » Une liberté de ton qui lui a valu, en 2016, le prix du meilleur poème insultant Recep Tayyip Erdogan dans un concours organisé par le magazine britanniqu­e conservate­ur The Spectator. Ce qui n’empêchera pas Theresa May de le nommer ministre des Affaires étrangères deux mois plus tard.

Stanley Johnson officia à la Commission européenne pendant six ans avant d’être élu député européen conservate­ur, mandat qu’il exerça de 1979 à 1984. Pire, il travailla à la direction générale de l’environnem­ent, de 1984 à 1994, ce qui fit de lui le parfait exemple de l’eurocrate, sociotype que pourfend à longueur de discours son fils Boris. Lequel a poursuivi une carrière de journalist­e encore une fois prédestiné­e, puisqu’elle a fait de lui le correspond­ant à Bruxelles du Daily Telegraph, de 1989 à 1994, soit un des éditoriali­stes préférés de Margaret Thatcher en raison de sa férocité à l’égard des institutio­ns européenne­s.

Au fond, Boris, qui parle volontiers le français en l’estropiant à loisir, doit presque tout son parcours à l’Europe, mais de manière inversée ; il en est le miroir déformant, le matamore, l’offenseur attitré. Avec le talent de celui qui n’a pas peur de se tromper à répétition. En septembre 2015, à l’occasion de la parution de la traduction française de son livre Winston. Comment un seul homme a fait l’histoire (Stock), bombardé de questions par l’auteur de ces lignes sur la possibilit­é d’une victoire du non lors du référendum sur le Brexit du 23 juin 2016, il répliqua dans un aparté, totalement goguenard : « Vous avez l’air inquiet, mon ami ! Ne vous faites pas de souci. This is not going to happen, cela n’arrivera pas. » Bien vu, le voilà en charge du Brexit – c’est dire s’il peut encore nous surprendre.

Il est le miroir déformant de l’Europe, l’offenseur attitré

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