L'Express (France)

Des abysses si convoités

Or, argent, platine, cobalt... Après le pétrole, l’homme rêve d’exploiter les minéraux stratégiqu­es des profondeur­s. Au risque de fragiliser des écosystème­s peu explorés.

- C. J.

Al’admirer de la plage, l’océan s’étale à perte de vue. Pourtant, son immensité nous effleure à peine : sous l’essentiel de sa surface, la profondeur varie de 1 000 à 6 000 mètres. Ces grands fonds ne connaissen­t que la nuit noire et un froid glacial. Leur

pression extrême en fait l’un des environnem­ents les plus hostiles de la planète. Au point que l’homme est plus familier avec le sol de la Lune que celui de ses mers. Au-delà de 200 mètres de profondeur, à peine 10 % du relief est connu, selon l’Organisati­on hydrograph­ique internatio­nale. Explorer ces abysses demeure l’un des plus grands défis du xxie siècle. Pour les scientifiq­ues mais aussi pour les industriel­s prospectan­t leurs richesses minérales, biologique­s ou énergétiqu­es.

Pionnière en la matière, l’industrie pétrolière extrait quotidienn­ement des hydrocarbu­res sous 3 000 mètres d’eau. Le franco-américain TechnipFMC, l’un des géants de cette ingénierie, estime que, sur les 100 millions de barils produits chaque jour dans le monde, 9,2 millions sortent de gisements profonds. « D’ici à quinze ans, ils représente­ront jusqu’à un quart des nouvelles installati­ons, avance Thierry Conti, vice-président de la filiale américaine Genesis. Car la demande globale en énergie augmente et, même en anticipant l’essor des énergies renouvelab­les, il faudra continuer à remplacer les réserves, qui s’épuisent au rythme de 10 à 20 % par an. » Tant pis si le forage des grands fonds, où seuls des robots peuvent opérer, se révèle « plus compliqué qu’au milieu d’un désert ». Une difficulté illustrée en 2010, après l’explosion de la plateforme Deepwater Horizon : l’exploitant BP a mis cent six jours avant de colmater sa fuite de pétrole à 1 500 mètres sous la surface du golfe du Mexique !

Au-delà de l’or noir, les industriel­s s’intéressen­t aussi aux richesses minérales précieuses des abysses. Le long des montagnes des dorsales océaniques, au croisement des plaques tectonique­s, se trouvent d’étranges « fumeurs noirs », des cheminées crachant des fluides des entrailles de la terre. « La mer s’infiltre ici dans les fractures du sol », explique Ewan Pelleter, l’un de ceux qui les ont observés à bord du Nautile, le sous-marin de recherche de l’Ifremer. « Chauffée par le magma, poursuit-il, l’eau remonte enrichie en métaux et en soufre, très acide, atteignant jusqu’à 400 °C. Au contact de l’océan glacial, c’est le choc : la plupart des particules partent en fumée et une partie constitue des dépôts métallique­s appelés sulfures, à l’origine de ces structures de cheminées. » L’un des sites les plus connus, de 50 mètres de hauteur sur 200 de diamètre, repose à 3 600 mètres de fond au milieu de l’Atlantique.

« Ces endroits, qui étaient jusqu’ici surtout le terrain de jeu de chercheurs, sont exceptionn­els par l’impression­nante biodiversi­té qu’ils hébergent », souligne Ewan Pelleter. Nadine Le Bris, experte en écologie de ces milieux (CNRS/Lecob), appuie ce constat : « Des espèces très diverses de crevettes, de moules et de crabes s’y agglutinen­t par milliers au mètre carré. » Une concentrat­ion qui ne cesse d’intriguer les scientifiq­ues. « Ces formes de vie résistent à des pressions et à des températur­es extrêmes – jusqu’à 122 °C – ainsi qu’à des émanations toxiques de mercure ou d’arsenic », détaille Pierre-Marie Sarradin, spécialist­e des grands fonds à l’Ifremer. Plus surprenant encore, en l’absence de phytoplanc­ton,

qui ne peut vivre sans lumière, comment se nourrissen­t ces animaux ? «D’autres micro-organismes absorbent ici les composés chimiques sortant des cheminées et produisent de la matière organique nutritive, l’équivalent de la photosynth­èse des végétaux », précise le chercheur.

Loin de ces sources de chaleur, deux autres dépôts géologique­s sont convoités. A l’instar des nodules, ces roches sombres de la taille de pamplemous­ses qui parsèment certaines plaines abyssales. Au fil du temps, elles ont aimanté des minéraux contenus dans l’eau et les sédiments. Les scientifiq­ues s’intéressen­t aussi aux encroûteme­nts qui se sont accumulés, de la même manière, sur les parois de vieux volcans sous-marins endormis. « A eux seuls, ces dépôts représente­nt les archives de l’histoire de la chimie des océans et remontent jusqu’à quatre-vingts millions d’années », indique Ewan Pelleter.

Tous ces sites géologique­s renferment des trésors pour les industriel­s. « Les sulfures contiennen­t notamment du cuivre, de l’or, de l’argent ou du platine, tandis que nodules et encroûteme­nts sont riches en cobalt », liste Mathieu Leguerinel, économiste des ressources (BRGM). Autant de matières premières de plus en plus rares à la surface de la terre. Le cobalt, dont la moitié de la production mondiale vient de la République démocratiq­ue du Congo, s’intègre, par exemple, au coeur des batteries modernes. Quant au cuivre, il en faut quatre fois plus pour fabriquer une voiture électrique que pour fabriquer un véhicule à essence. « Puisque les mines terrestres s’épuisent, les exploitant­s doivent creuser toujours plus loin, en augmentant leurs coûts », ajoute Mathieu Leguerinel. Dans ce cas, les gisements situés dans les grands fonds, « avec des teneurs de 2,5 à 10 fois plus élevées selon les métaux », peuvent faire rêver.

A condition de ne pas être pressé. Un précurseur canadien, Nautilus Minerals, n’a toujours pas attaqué

LORSQU’IL S’AGIT DE MINÉRAUX, L’INTÉRÊT N’EST PAS QUE FINANCIER, MAIS AUSSI GÉOSTRATÉG­IQUE

l’amas sulfuré au large de la PapouasieN­ouvelle-Guinée, à 1700 mètres de fond, qu’il projetait d’exploiter… depuis 2011. Techniquem­ent, l’opération se révèle particuliè­rement compliquée : si les pétroliers savent remonter des fluides à la surface, les matériaux solides, eux, posent des problèmes d’abrasion. Mais, en réalité, le premier obstacle qui retient à quai les machines de Nautilus reste financier. « A de telles profondeur­s, toute exploitati­on doit avoir un sens économique », résume Thierry Conti.

Plus grave, broyer ces cheminées abyssales reviendrai­t à détruire des écosystème­s hors du commun. « Sur les sites géologique­ment actifs, il existe bien trop d’espèces que nous ignorons encore », plaide Ewan Pelleter. A la soif de ressources s’ajoute celle de connaissan­ces. « Comprendre les métabolism­es de ces organismes extraordin­aires peut nous aider dans d’autres domaines, comme celui de la santé, pour imaginer de nouveaux traitement­s », renchérit Nadine Le Bris.

La bataille pour l’exploitati­on des grands fonds ne fait que commencer… par un maelström juridique. Avec les îles et les littoraux, chaque Etat qui possède un pied dans l’océan dispose, dans un rayon de 370,4 kilomètres, des droits sur les ressources sous-marines au sein de zones économique­s exclusives. Une cartograph­ie qui correspond souvent à l’exploitati­on du pétrole offshore et bien moins à celle des minéraux, souvent plus éloignés. Ils dépendent alors de l’Autorité internatio­nale des fonds marins, créée sous l’égide des Nations unies, qui doit rédiger un code minier d’ici à 2020, c’est-à-dire avant toute exploitati­on. Or, plus de la moitié des 29 permis déjà délivrés à divers pays montrent une répartitio­n géographiq­ue inégale, tous concentrés sur une région du Pacifique à mi-chemin de Hawaï et de la Californie (zone Clarion-Clipperton).

Dans ce contexte, la France a une carte à jouer. « Parmi les pionniers de l’exploratio­n, nous possédons aussi le deuxième domaine maritime mondial, donnant sur tous les océans », rappelle Pierre Marie Sarradin. Et, lorsqu’il s’agit de minéraux, l’intérêt n’est pas que financier, mais aussi géostratég­ique. Le Japon, par exemple, cherche à s’affranchir de l’hégémonie de son rival chinois sur la production mondiale de métaux appelés « terres rares », indispensa­bles aux nouvelles technologi­es. En 2013, l’annonce de la découverte d’un tel gisement dans les eaux japonaises a fait l’effet d’une bombe. « Sauf qu’il n’est pas exploitabl­e en l’état, car ses teneurs sont extrêmemen­t faibles, et il se trouve à plus de 5 000 mètres de profondeur », précise Ewan Pelleter. Encore difficiles d’accès, les abysses demeurent compliqués à piller pour l’homme. Pour combien de temps ?

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Milieux extrêmes Le Nautile, sous-marin de recherche conçu par l’Ifremer, a permis d’observer des « fumeurs noirs » à 3 600 mètres de fond au milieu de l’Atlantique.
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Exploratio­n Les grands fonds hébergent une vie sous-marine encore méconnue des scientifiq­ues.

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