SAINTE-VICTOIRE LE ROC DE LA PROVENCE
Elle veille sur la région depuis cent cinquante millions d’années. Tout près d’Aix-en-Provence, la montagne qui fascinait les impressionnistes fait aujourd’hui le bonheur des randonneurs.
Il faut traverser le village de Beaurecueil, ses champs flavescents pour la prendre en pleine face. Fière et toute-puissante Sainte-Victoire s’offre alors au visiteur, « avec sa fantastique voilure de rochers blancs, comme un vaisseau fantôme en plein jour », selon les mots de Jean Giono. Tout près d’Aix-enProvence, dans les Bouches-du-Rhône, la célèbre montagne offre ici son plus beau visage. Autant le dire d’emblée : choisir un versant de cet astre minéral relève d’un parti pris évident. Les Aixois citent spontanément le sud, plus spectaculaire, abrupt et ingrat que la face nord par Vauvenargues. Ici naissent mille départs de sentiers cheminant vers la base de la montagne. En s’y aventurant, on sait qu’ils se cabreront tôt ou tard, qu’on y tirera la langue plus d’une fois, tout en admirant ce massif autrefois arpenté par Cézanne. Désormais, les touristes ont remplacé les peintres impressionnistes. Mais l’effet recherché est le même : capter la lumière de ce Midi ruisselant de soleil.
Jamais deux fois de suite SainteVictoire n’est la même. On s’émerveille devant ses jeux d’ombre, ses contrastes dessinés dans la paroi de calcaire nu. Tantôt blanchâtre, grise ou orangée, selon l’heure et ses humeurs, elle scelle toujours un paysage nouveau. Elle impressionne par sa hauteur, toutes
ses dentelures et sa stupéfiante luminosité. « Elle est si belle ainsi que tout désir de marque a disparu, cédant la place à la contemplation », s’inclinait Jacqueline de Romilly dans son livre SurlescheminsdeSainte-Victoire(Ed.de Fallois, 2002). Comme l’académicienne, beaucoup parlent d’une présence amie, protectrice, sans lui attribuer de genre. Sainte-Victoire n’est ni homme ni femme. Elle est androgyne et bien vivante puisqu’elle croît encore de quelques millimètres chaque année.
Cela paraît peu, mais, ici, l’histoire s’écrit depuis « cent cinquante millions d’années », rappelle le géologue Jérôme Ségard, guide conférencier de Secrets d’ici*. Il invite L’Express à admirer cette pierre brillante depuis le plateau de Bibemus, célèbre pour ses carrières, où le sol argileux contraste avec la masse riche en marbre. Sous nos yeux sedressentdeuxbarrages :Zola,dunom de l’ingénieur et père de l’écrivain, et Bimont, plus imposant, au second plan. On perçoit çà et là quelques souches
d’arbre calcinées, stigmates de l’incendie de 1989, qui ravagea une grande partie de la lande provençale. On imagine aussi les dinosaures qui peuplèrent ce lieu, aujourd’hui mondialement connu pourladécouverte,en2018,decentaines d’oeufs fossilisés.
UN BALCON NATUREL
Nous voilà postés face au dernier bourrelet de l’arc alpestre dont la morpho– logie dépend – magie de la tectonique – de l’émergence d’un pli gigantesque bordé par une faille. Les pluies, voire les crues, ont fini de polir la pierraille. Pour notre guide, cet ensemble s’effeuille comme un livre amputé de quelques pages : « L’érosion, c’est l’effacement, glisse-t-il. On retrouve quelques indices pour reconstituer une histoire continue. » De l’index, il pointe une pente raide qui casse net la structure. « Voilà la faille. » En contrebas, ce sont les CostesChaudes, ces passages d’une douce déclivité, plus horizontaux, donnant un aspect ourlé au massif.
« Il y a plus moche, comme bureau. C’est une splendeur sans cesse renouvelée », aiment à répéter Christophe et Magali Mallesson, pour qui la magie du lieu passe avant tout par l’odorat. Ce couple d’agriculteurs cultive sur les contreforts du caillou diverses plantes aromatiques : le thym, le romarin, la sarriette, l’immortelle et, bien sûr, la lavande. Le promeneur ne sait pas qu’il peut en croiser trois sortes : l’aspic, qui enivre avec sa forte odeur de camphre. La lavande vraie, douce et sucrée. Enfin lelavandin,croisementparpollinisation desdeuxpremiers,trèstouffu,quidonne au massif un parfum de citron mûr. Il fleurit surtout en mai et juin, à l’heure des premiers choeurs de cigales, quand la garrigue est chargée d’huiles essentielles.Acetteépoquedel’année,lesoleil faitbrunirlespeauxmaisnedissuadepas encore le randonneur enhardi de grimper jusqu’à la croix de Provence, coquetteriegrefféeausommetdel’Everestlocal.
Après deux heures de marche initiatique, on découvre enfin le plus beau des panoramas. La montagne admirée devient alors belvédère, d’où l’on domine des milliers d’hectares de campagne.Auloin,ondistinguelachaînedu Luberon, la montagne de Lure, les terres de Pagnol et même la Camargue. On se sent au-dessus de tout, touché par une vibrante sérénité. « Sainte-Victoire me purifie comme une prière. Les grands espaces vous ouvrent le coeur ; et le silence met les choses en place », écrit encore Jacqueline de Romilly dans ce qui s’apparente à une lithothérapie. Sur ce balcon naturel survient enfin une idée folle. Les yeux fermés, on s’imagine suivre le vol d’un aigle de Bonelli, rapace fuselé au plumage brun et blanc. On basculerait dans le vide, tel Icare, pour choir au pied de la falaise, les bras en croix. Simple songe. Il serait quand même dommage de ne plus jamais goûter la splendeur de Sainte-Victoire.