MASSIF DES AGRIATES LA RÉSISTANCE DU DÉSERT
Bordé d’un littoral paradisiaque, ce coin de Corse attire un nombre grandissant de touristes. Mais il sait préserver ses secrets, pour le bonheur des marcheurs solitaires.
C’est le sujet du moment dans les Agriates : la réfection de l’une des trois pistes, la principale, qui relie la D81 à la Méditerranée et, notamment, au camping et aux plages de Saleccia et du Lotu, parmi les plus belles de Corse. Aujourd’hui, ce chemin pierreux de 12 kilomètres, par endroits tout juste carrossable, n’est emprunté que par des 4 4, les seuls à ne pas y disloquer leurs amortisseurs. Les « agences » de navettes tout-terrain l’ont bien compris, qui draguent le chaland sur des panneaux criards le long de la route entre la vallée de l’Ostriconi, à l’ouest, et le port de Saint-Florent, à l’est. Cinq entreprises, officiellement, soit une vingtaine de véhicules, au moins le double si l’on compte les occasionnels. « En tout, sept ou huit familles en profitent », selon Marc Tomi, le calme maire de Santo-Pietro-di-Tenda, qui, avec Casta, le hameau frère, veille sur l’entrée sud de l’enclave. La place est bonne : chaque véhicule rapporte des dizaines de milliers d’euros par saison, de quoi voir venir le reste de l’année.
À DES ANNÉES-LUMIÈRE DE LA CÔTE D’AZUR
Alors, quand la collectivité de Corse, les communes et le Conservatoire du littoral, qui possède un tiers de ce paradis de 15 000 hectares, ont lancé l’idée, pour le protéger et le réglementer, d’aménager la piste et un sentier pédestre parallèle, d’y installer un péage et d’en contingenter l’accès, les dents des transporteurs ont grincé. Et, en Corse, quand les dents grincent, la tension monte. Le rythme du projet en a souffert : les premières études ont été lancées en 2011, la nouvelle route ne sera pas ouverte avant deux ans. « C’est un peu lourd administrativement, politiquement et psychologiquement », euphémise Marc Tomi. Il s’enorgueillit d’avoir contribué à apaiser un conflit qui menaçait de mettre le feu à la région. Surtout, il espère que sa municipalité tirera enfin quelques bénéfices des terres dont elle est propriétaire et des efforts consentis : « On aimerait bien ne pas en avoir seulement les ennuis… »
Pourtant, ce n’est pas par la terre, mais par la mer que débarquent le plus grand nombre de vacanciers, attirés par les eaux turquoise, la sérénité, les rudes paysages et les milans qui planent en plein cagnard, en quête d’un mulot ou d’une bécasse. Les yachts, voiliers et autres taxis flottants sont désormais concurrencés par les « navires à utilisation commerciale », qu’ici on n’appelle pas autrement que « nuc ». Ces hors-bord surpuissants, où s’entasse une vingtaine de passagers, font toute la journée l’aller-retour depuis Saint-Florent. Pierre Dolfi peste contre « tous ces bateaux qui ravagent les posidonies et les sols marins en mouillant devant les plages ». Comme nombre de ses collègues, le chef du service régional des espaces littoraux terrestres de la Collectivité de Corse a la fibre verte. Et il trouve que le coin devient trop fréquenté – une extravagance pour le pinzutu, le « pointu », comme les Corses surnomment le Français du continent. On est à 250 kilomètres mais à des années-lumière des entassements de serviettes et de parasols de la Côte d’Azur : les plages, non surveillées, sont aussi lumineuses que clairsemées. N’empêche, il n’en démord pas. Et tient à séparer le paradisiaque littoral des Agriates en deux parties égales : à l’est de la punta Mignola, les touristes ; à l’ouest, l’authenticité et la tranquillité.
DERNIERS TÉMOINS D’UN TEMPS OUBLIÉ
A l’ouest. Là où, dans la crique de Ghignu,Pierre Dolfi bichonne la dizaine de pagliaghji qui accueillent en juillet et en août une clientèle d’estivants, au printemps et à l’automne des locaux venus faire griller le week-end leurs figatelli au bord de l’eau (voir l’encadré). Construits il y a des siècles par les paysans nomades descendus, au nord-est, de la plaine du Nebbiu et du cap Corse, au sud, du massif du Tenda, ces « paillers », cabanes de pierres plates au toit bombé, sont les derniers témoins d’un temps oublié, quand le prétendu désert – son nom a la même racine latine qu’agriculture – était semé de blé, d’orge ou d’avoine, de chênaies et d’oliveraies. « C’était dur, on travaillait la terre à la main avec des crochets de fer », raconte Max Piana, conseiller municipal de Santo-Pietro, garde du territoire, descendant de
seigneurs guerriers et mémoire intarissable des Agriates. L’activité n’a pas survécu à 14-18 ni à la grippe espagnole, qui ont toutes deux fait des ravages parmi les paysans de Haute-Corse. « Les bergers ont pris la suite, complète François Tomasi, accompagnateur en montagne et archéologue amateur. Eux ont disparu dans les années 1980, en même temps que les chênes et les oliviers brûlés par les incendies de forêt. » Les arbres ont laissé la place aux genévriers, les chèvres à des troupeaux de vaches sauvages délaissées par leurs éleveurs après, croit savoir la rumeur, qu’ils eurent touché les subventions européennes. Elles arpentent le massif et y sont, avec les entorses et les scorpions, le seul danger, très relatif, pour les vététistes et les marcheurs amoureux de beauté, de nature et de solitude. Ils paient bien volontiers, dit-on, ce modeste écot à leur tranquillité.