IL EST LOIN LE TEMPS OÙ LES LONGSMÉTRAGES AMÉRICAINS QUI CONCOURAIENT À DEAUVILLE ÉTAIENT ASSURÉS D’ÊTRE VUS PAR LE PLUS GRAND NOMBRE
Le festival de Deauville fête les 25 ans de sa compétition consacrée au cinéma indépendant américain, alors que le marché est en pleine mutation économique. Etat des lieux.
Cet été, aux Etats-Unis, un petit film indépendant américain, The Farewell, drame familial réalisé par une certaine Lulu Wang, a battu Avengers : Endgame.
Mais si ! Bon d’accord, uniquement sur la moyenne de spectateurs par salle : 87 833 dollars pour l’outsider, qui ne sortait que sur quatre copies, contre « seulement » 76 601 pour le blockbuster, qui en avait envahi… 4 662. Mais quand même. A l’arrivée et après une distribution plus élargie, The Farewell
a engrangé plus de 14 millions de dollars. David n’a pas terrassé Goliath, mais c’est la preuve que le cinéma indépendant américain peut encore réserver de jolies surprises. De plus en plus rarement, hélas ! Au point de le déclarer sinon à l’agonie, au moins en assistance respiratoire.
Une déshérence, une mélancolie prégnante à travers des sujets intimistes
Du coup, la compétition qui lui est consacrée depuis vingt-cinq ans au Festival du cinéma américain de Deauville revêt des allures de tente à oxygène. A l’instar de The Farewell
(non sélectionné), les 14 longsmétrages présentés cette année sur la côte normande peuvent souffler. La manifestation leur offre, dix jours durant, une belle exposition et permettra sans doute une distribution en salles – comme, en 2017, pour A Ghost Story, de David Lowery, dont le prix du jury et celui de la critique avaient convaincu Universal de le diffuser au cinéma plutôt que directement en VOD, comme initialement prévu. Car il est loin le temps où les longsmétrages qui concouraient à Deauville étaient assurés d’être vus par le plus grand nombre, voire de créer l’événement, comme Memento,
de Christopher Nolan, Pi, de Darren Aronofsky,
ou encore Little Miss Sunshine, de Jonathan Dayton et Valerie Faris. Voilà quelques années que les plébiscites se limitent à un cercle d’initiés. Il y a bien eu, en 2014, l’exception Whiplash, de Damien Chazelle (La La Land), mais, depuis, le cinéma américain indépendant semble connaître un coup de mou, une déshérence, une mélancolie prégnante à travers des sujets pour la plupart intimistes ou sociaux. La faute à un manque d’inspiration ? A une économie défaillante ? A une ambiance morose ? Il y a un peu de tout cela. Mais il y a de l’espoir aussi, à travers des talents émergents dont la couleur de la peau ou le sexe ne sont plus soumis aux diktats d’une Amérique blanche, patriarcale et hétérosexuelle. Tandis que Hollywood s’enlise dans ses franchises, ils participent à un virage créatif qui va inéluctablement changer la donne artistique. Toujours voir le verre à moitié plein.
« Dans les années 1990, note Bruno Barde, directeur du festival de Deauville, les cinéastes américains se demandaient comment améliorer le monde. Désormais, sachant que le monde n’est pas améliorable, ils se demandent comment sauver sa peau. Ils font un cinéma de flippés car ils vont mal. On me reproche de ne pas sélectionner beaucoup de comédies. Mais il y en a très peu. » Un exemple récent corrobore cette constatation. On n’attendait pas Peter Farrelly, chantre de la comédie trash potache avec Mary à tout prix ou Dumb and Dumber, derrière Green Book, périple dans le Sud ségrégationniste, oscarisé au début de l’année. Fini de rire. Sombre époque. « Plus sombre que d’habitude, précise la réalisatrice Jennifer Reeder, dont Knives and Skin (sortie le 20 novembre), qui décrit l’onde de choc au sein d’une petite ville de l’Illinois après la disparition d’une jeune fille, est en compétition à Deauville. Le cinéma doit plus que jamais représenter une forme de justice sociale, initier un dialogue tout en divertissant. »
Divertir. Le mot est lâché. Du bout des lèvres, car les studios l’ont
galvaudé. La scission entre les deux manières de faire du cinéma aux Etats-Unis n’a jamais été si prononcée. Pour Ben Rekhi, metteur en scène de Watch List, thriller également en compétition à Deauville, « les films indépendants, fenêtre ouverte sur la condition humaine, nous mettent souvent mal à l’aise. Les films hollywoodiens, eux, nous font oublier que nous sommes mal à l’aise. » Mais, autrefois, l’entre-deux était pourtant possible. Souvenez-vous : Quentin Tarantino, Steven Soderbergh, les frères Coen, Spike Jonze, Todd Solondz… De Reservoir Dogs à Dans la peau de John Malkovich, en passant par No Country for Old Men, le spectateur ne se demandait pas s’il était devant le produit d’une major ou d’un indépendant. Un bon vieux temps révolu. « Au cours des années 2000, continue Ben Rekhi, deux événements ont bouleversé l’industrie. Le modèle de la franchise s’est envolé et le marché du DVD s’est effondré. Les studios se sont alors demandé pourquoi faire un film pour 20 millions de dollars et risquer de les perdre, alors qu’une production à 100 millions peut rapporter 1 milliard. Et c’est ainsi que les longs-métrages à budget moyen ont disparu. »
Dans les grandes lignes, c’est ça. Mais il faut ajouter que la baisse de régime d’une société comme New Line (qui est passé d’une quinzaine de films par an à cinq ou six), la chute de Miramax, précipitée par l’affaire Weinstein, ou les récentes difficultés financières d’Annapurna, de la pourtant très riche Megan Ellison, qui abrite
Paul Thomas Anderson (Phantom Thread) ou Adam McKay (Vice), réduisent le champ des possibles. « Les producteurs américains ne réfléchissent pas en termes artistiques mais financiers, explique le responsable des acquisitions d’une maison de distribution française. Et la réalité est que le marché indépendant a totalement changé. Le mécanisme de financement est désormais de prévendre territoire par territoire. Et à part les films d’horreur, qui fonctionnent de mieux en mieux, le reste est tellement centré sur les affres de la société américaine que la demande est limitée. » C’est un peu le paradoxe de l’oeuf et la poule. Est-ce parce qu’il n’y a plus de producteurs aux reins solides qu’il n’y a plus de films indépendants ambitieux, ou l’inverse ? Question rhétorique, car la profusion de l’offre, même limitée à des budgets modestes, demeure bel et bien.
Christine Vachon, infatigable productrice d’un cinéma affranchi de tout modèle préconçu (Boys Don’t Cry, Carol, Colette…), pas moins de cinq longs-métrages actuellement sur le feu (dont le prochain Todd Solondz), n’est pas inquiète : « Autrefois, le cinéma indépendant était tenu par des metteurs en scène blancs. Aujourd’hui, il y a une pépinière de femmes, de Noirs, d’homosexuels qui se racontent. Il y a de quoi être optimiste. » Entre autres preuves, il y a la réalisatrice Danielle Lessovitz, dont le très plaisant Port Authority (sortie le 25 septembre), love story entre un jeune provincial et une transsexuelle, a été présenté à Cannes (section Un certain regard) et se retrouve en compétition à Deauville : « Cette diversité est une revanche pour tous ceux qui, comme moi, en tant qu’homosexuelle, ont été historiquement les laisséspour-compte du cinéma. Les gens ont besoin de voir nos films pour avoir une vision plus large du monde, en général, et des Etats-Unis, en particulier. »
Du reste, cette nouvelle vague ne laisse pas insensibles les studios, dont l’opportunisme est inscrit dans l’ADN. Ce n’est pas un hasard si le réalisateur et les acteurs principaux de Black Panther sont noirs, et si Wonder Woman est mis en scène par une femme… « Hollywood mise toujours gagnant, constate Didier Allouch, journaliste correspondant à Los Angeles pour
« Les réalisateurs font des films de flippés car ils vont mal. Il y a peu de comédies »
Canal +. Si les studios observent une tendance à la hausse, ils embraient immédiatement. Et cela encourage les indépendants à creuser le sillon, à condition qu’ils aient un circuit pour exploiter leurs oeuvres, ce qui est de moins en moins le cas. »
Car ce n’est pas le tout de fournir des oeuvres, encore faut-il pouvoir les diffuser. Et là, c’est très compliqué, car les frais d’une sortie digne de ce nom sont exorbitants. Sur environ 200 films indépendants présentés au prochain festival de Toronto, antichambre de l’exploitation américaine, à peine une quinzaine trouvera sa place sur grand écran. Et les autres ? « Au mieux, une sortie dans une petite salle à New York, avant d’être acheté, comme tous, par une plateforme, assure Didier Allouch. Lors du dernier festival de Sundance [la Mecque du cinéma indépendant], Netflix et Amazon, en quête de contenus, ont dépensé 50 millions de dollars chacun. » Les cinéastes, déçus de ne pas passer par la case cinoche, se consolent en se disant que les modes de consommation évoluent, que ces fameuses plateformes les autorisent à raconter leurs histoires comme ils l’entendent. Ce qui n’empêchera pas beaucoup d’entre eux de se précipiter dans les bras de Hollywood pour peu qu’on les y accueille, comme Chloé Zhao, qui a reçu le grand prix du festival de Deauville en 2017 pour The Rider, actuellement en tournage d’Eternals, une commande Marvel. Pour autant, Bruno Barde reste confiant dans la pérennité du cinéma indépendant américain. « Je crois surtout dans la capacité créative des Etats-Unis. Ce pays, par sa jeunesse, a et aura toujours des artistes capables de digérer le monde et de le recracher à leur manière. » Si le public a autant d’appétence que les auteurs d’appétit, l’avenir de cette industrie prend d’un coup l’allure d’une table ouverte.
FESTIVAL DU CINÉMA AMÉRICAIN DE DEAUVILLE Du 6 au 15 septembre.
« Aujourd’hui, il y a une pépinière de femmes, de Noirs, d’homesexuels qui se racontent »