L'Express (France)

Tony Blair : “Une nouvelle élection ne résoudrait pas le Brexit”

Au Royaume-Uni, l’ex-Premier ministre dénonce les manoeuvres de Boris Johnson et critique le leadership de Jeremy Corbyn, chef du Parti travaillis­te, son propre mouvement.

- Propos recueillis par Clément Daniez

Les cheveux ont blanchi, mais ce large sourire qui a joué un rôle indéniable dans son succès reste le même. Partisan d’un maintien du Royaume-Uni au sein de l’Union européenne, Tony Blair reçoit L’Express à Londres, le 30 août, dans son bureau à l’institut qui porte son nom.

S’il n’a plus la cote outre-Manche depuis l’engagement du RoyaumeUni auprès des Etats-Unis lors de la guerre en Irak, en 2003, il reste le plus doué des politicien­s britanniqu­es depuis Winston Churchill. A 66 ans, l’ancien Premier ministre (1997-2007) n’a pas renoncé à l’engagement politique et prône la tenue d’un nouveau référendum sur le Brexit. Il dénonce l’atteinte à la démocratie que représente le choix, par Boris Johnson, de prolonger la suspension du Parlement. Mais il craint que le Labour de Jeremy Corbyn, le leader issu de la gauche radicale, ne soit pas à la hauteur des défis du moment.

l’express De Gaulle avait-il raison en estimant que le Royaume-Uni ne se sentirait jamais à son aise au sein du projet européen ?

Tony Blair Non, il s’est senti à son aise dans le projet européen. Il existe toujours des désaccords, comme j’ai pu le constater durant mes dix années comme Premier ministre, car les Etats bataillent sur les politiques à mener. Il n’y a pas à aimer les institutio­ns européenne­s pour être convaincu que l’Europe joue un rôle clef pour l’avenir du Royaume-Uni. Au milieu du xxie siècle, trois puissances domineront : l’Amérique, la Chine et probableme­nt l’Inde. Les autres pays apparaîtro­nt bien petits en comparaiso­n. Ceux de la taille de la France ou du Royaume-Uni ne peuvent exercer de la puissance et de l’influence que collective­ment. C’est la raison d’être d’une Union européenne à présent. On ne peut bâtir seul des capacités de défense. Il ne s’agit pas de rejoindre une armée européenne, mais de coopérer afin que l’Europe

tire collective­ment parti de ses atouts et de ses capacités. Sans cela, nous ne pourrons jamais être un recours ou jouer un rôle géopolitiq­ue dans des régions périphériq­ues comme le Moyen-Orient ou l’Afrique ; nous resterons éternellem­ent dépendants de Washington. La domination annoncée de la Chine et des Etats-Unis dans le secteur de l’intelligen­ce artificiel­le, par exemple, est un défi majeur. Il y a tant à faire en matière d’énergie, de climat, d’éducation et de science. Le Royaume-Uni ferait une erreur historique en rejetant la collaborat­ion européenne. Je n’ai aucun doute là-dessus. Outre l’histoire, les valeurs et nos intérêts, la géographie nous lie à l’Europe : je peux me rendre plus rapidement à Paris depuis Londres qu’à Newcastle.

Comment les historiens de l’avenir jugeront-ils la suspension inédite du Parlement par Boris Johnson ?

T. B. Si Boris Johnson parvient à contourner le Parlement et mène le pays à une sortie sans accord, cela provoquera une immense colère. Quelle que soit l’issue de la crise, cela suscitera de la fureur d’un côté ou de l’autre. Personne ne peut sérieuseme­nt prétendre que le pays a voté, lors du référendum de juin 2016, pour une sortie sans accord. Le gouverneme­nt ne dispose d’aucun mandat en ce sens. Rien ne justifie de refuser au Parlement d’être en mesure de se prononcer.

Le Premier ministre s’écarte-t-il des règles de la démocratie britanniqu­e ?

T. B. Oui. Mais les députés vont faire leur possible pour prendre le contrôle de l’agenda législatif.

Boris Johnson assure que les conséquenc­es néfastes d’une sortie sans accord sont exagérées. Que craignez-vous ?

T. B. Les partisans les plus extrémiste­s du Brexit remplacent l’analyse par la croyance. Chacun peut se convaincre de ce qu’il veut ; cela peut donner le courage ou la hardiesse nécessaire­s pour prendre un risque. Mais l’autopersua­sion n’atténue en rien la réalité

objective du risque. Personne n’est en mesure de décrire les conséquenc­es d’une sortie sans accord, car aucun pays développé n’a renoncé, du jour au lendemain, à la totalité des accords commerciau­x avantageux qui le liaient à d’autres. Cela sera à coup sûr difficile, d’autant que ces accords avec l’Europe concernent la moitié de nos échanges. Le pays s’y prépare, mais il y aura forcément des dégâts. Et rien ne dit que la saga du Brexit s’arrêtera là ; au chapitre suivant, nous devrons retourner à Bruxelles pour tenter de négocier un nouvel accord de libre-échange…

Malgré tout ce que vous venez de décrire, l’attrait d’une sortie sans accord progresse dans l’opinion. Les conservate­urs sont-ils les seuls responsabl­es du désordre actuel ?

T. B. Celui-ci résulte d’une crise d’identité nationale, née à droite. Elle est désormais la ligne de fracture de tout le Royaume-Uni. L’un des aspects les plus extraordin­aires de la situation est que l’Europe n’était pas un sujet lors de l’élection générale de 2015, un an avant le référendum. Je suis d’ailleurs le seul politicien, à l’échelle nationale, à avoir dénoncé à l’époque la menace que représenta­it ce référendum [une promesse de campagne du Premier ministre David Cameron]. Nous en sommes là car le gouverneme­nt a fait les choix que vous savez, mais aussi parce qu’il manque une opposition sérieuse, crédible, capable de mobiliser le pays par son leadership.

Quand vous étiez Premier ministre, à quel point l’Europe était-elle un sujet explosif ?

T. B. Cela a toujours été un problème du fait des médias britanniqu­es de droite, violemment antieuropé­ens, et de leurs propriétai­res dont la plupart, soit dit en passant, ne vivent même pas en Grande-Bretagne. A l’époque, pour autant, l’appartenan­ce à l’Europe ne posait pas de problème politique. Elle avait fait débat en 1997, car les tories [conservate­urs] se divisaient sur la question. En 2001, ils ont essayé de faire campagne contre la monnaie unique, sans succès. Lors du scrutin de 2010, l’UE n’était pas un sujet de premier plan. Bref, cela n’a jamais été un facteur déterminan­t pendant les années que j’ai passé au pouvoir.

Emmanuel Macron et les autres leaders européens pourraient-ils être d’une plus grande aide ?

T. B. Dans ce type de situation, l’Europe ne sait jamais quelle forme d’aide elle peut apporter : intervenir dans nos débats ou rester à distance. Si un nouveau référendum était organisé, comme je le crois possible, il serait important qu’elle ait son mot à dire. Le président Macron a ainsi raison de proposer une intégratio­n européenne à plusieurs vitesses, en fonction de l’appartenan­ce ou non à la zone euro.

Si le maintien du Royaume-Uni au sein de l’UE s’imposait lors d’un second référendum, que faudra-t-il changer dans cette relation ?

T. B. L’ironie de la situation, c’est que la Grande-Bretagne possède déjà une position idéale. Nous ne faisons pas partie de Schengen, afin de pouvoir effectuer nos propres choix en matière d’immigratio­n, ni de la zone euro, afin de conserver notre souveraine­té monétaire. En cas de nouveau référendum, l’UE doit comprendre que la plupart des angoisses britanniqu­es exprimées en juin 2016 sont partagées par les Européens. Les inquiétude­s concernant la libre circulatio­n des personnes existent en France et en Allemagne. A titre personnel, j’estime que l’immigratio­n a été le principal moteur du résultat du référendum de 2016.

Comment les opposants à une sortie sans accord doivent-ils s’organiser en cas d’élections anticipées ?

T. B. Une nouvelle élection ne résoudrait pas le Brexit. Quand le processus est bloqué au niveau du Parlement, la meilleure chose à faire est de consulter directemen­t le peuple par référendum. Les tories veulent de nouvelles élections législativ­es car ils pensent qu’ils peuvent triompher, même en cas de sortie sans accord, en présentant ainsi la situation à l’électorat : « C’est ça ou Jeremy Corbyn accède au poste de Premier ministre. » La façon dont le Labour est dirigé pose problème, à l’intérieur comme à l’extérieur du parti. Voilà pourquoi la priorité, pour sortir de l’impasse, consiste à consulter le peuple.

A vous écouter, Jeremy Corbyn ne devrait pas diriger la campagne du Labour…

T. B. C’est le leader du Parti travaillis­te. Vous connaissez mes désaccords avec lui, évidents. Pour être honnête, il a essayé, ces dernières semaines, de faire preuve de responsabi­lité en s’associant à d’autres membres du Parlement [opposés à une sortie sans accord]. Et il a mis de côté l’idée qu’il lui revenait d’assurer l’intérim comme Premier ministre. Aujourd’hui, il essaie de faire ce qu’il faut. S’il parvient à ses fins, je le soutiendra­i.

Le Labour est divisé entre des zones traditionn­ellement ouvrières, qui tendent à soutenir le Brexit, et les électeurs des grandes villes, en faveur d’un maintien dans l’UE. Comment les réconcilie­r ?

T. B. Vous ne pouvez réconcilie­r ces électeurs sans un leadership affirmé. Vous devez dire aux laissés-pourcompte et aux communauté­s isolées que vous comprenez leurs problèmes. Vous devez leur dire que vous êtes prêt à résoudre la question de l’immigratio­n. Vous ne pouvez pas écarter leurs peurs. Vous devez leur dire que le Brexit n’est pas la solution, et qu’il nous détourne des problèmes réels de ce pays. La vérité est que toutes les décisions qui importent en Grande-Bretagne sont prises ici, et non à Bruxelles. Malheureus­ement, le Parti travaillis­te ne s’est pas battu comme un mouvement d’opposition devrait le faire ; il s’est contenté de rechercher le meilleur Brexit pour le pays, sans se demander s’il n’était pas plus juste de consulter à nouveau la population. Dans ces circonscri­ptions ouvrières qui votent traditionn­ellement Labour, et j’en représenta­is une, je peux vous assurer que la question du leadership de Corbyn est tout aussi importante que celle du Brexit.

Votre ami et ancien conseiller Alastair Campbell a reconnu avoir voté pour les libéraux démocrates lors des élections européenne­s. Il a été contraint de quitter le Labour. Et vous, pourquoi restez-vous ?

T. B. Cela fait quarante-cinq ans que j’en suis membre. J’ai voté Labour lors des élections européenne­s. C’est mon parti. Je ne veux pas le quitter et j’espère ne jamais y être obligé. Je ne pense pas qu’Alastair voulait le quitter. Comme tant d’autres, dont certains proches, il a mal vécu les divisions au sein du parti, au point de ne plus pouvoir voter pour lui. Je pense que la prévaricat­ion et l’ambiguïté du Labour sur le Brexit ont fait beaucoup de dégâts.

En cas de nouvelle élection générale, voterez-vous pour le Labour et soutiendre­z-vous son programme ?

T. B. Eh bien… [silence]. Je suis toujours au Parti travaillis­te. Disons ça comme ça.

La démocratie britanniqu­e n’est plus le symbole de stabilité qu’elle a longtemps été. Une réforme constituti­onnelle s’impose-t-elle ?

T. B. Les arguments en ce sens ne manquent pas. Au gouverneme­nt, j’ai appris que vous ne pouvez pas vous sortir d’une situation difficile en modifiant la Constituti­on. Lors de la consultati­on de 2016, nous avons substitué la démocratie référendai­re à la démocratie parlementa­ire. A présent, nous devons déterminer dans quelle mesure le Parlement a son mot à dire sur l’issue d’un référendum. Le problème, c’est qu’il existe différente­s versions du Brexit, sans qu’on sache pour laquelle a voté le public. Dès le début, David Cameron aurait dû dire : « Si nous votons pour le Brexit, nous négocieron­s, nous arrêterons une position gouverneme­ntale puis nous reviendron­s vers le peuple. » Malheureus­ement, il ne l’a pas fait. Et les partisans extrémiste­s du Brexit soutiennen­t à présent que le résultat du référendum est définitif, et qu’il faut l’appliquer.

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Résolu Toujours encarté au Labour, l’ancien chef du gouverneme­nt milite pour un second référendum.
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Colère Les anti-Brexit manifesten­t, le 31 août, contre la décision de Boris Johnson de prolonger la suspension du Parlement.
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Constat « Nous avons substitué la démocratie référendai­re à la démocratie parlementa­ire. »

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