L'Express (France)

“NOUS NE NOUS LAISSERONS PAS ÉJECTER DU MARCHÉ UNIQUE À CAUSE DU BREXIT. NOUS REFUSONS QU’IL Y AIT UNE PORTE DÉROBÉE DEPUIS L’IRLANDE DU NORD”

Alors que Londres s’enfonce toujours plus dans la crise politique, Dublin maintient son cap européen. Et entend en profiter.

- De notre envoyé spécial Clément Daniez

Certaines confidence­s de chefs d’Etat en disent davantage que de longues explicatio­ns. Au cours d’un échange téléphoniq­ue, en mai 1995, Bill Clinton demande à John Major s’il tire un avantage politique du cessez-le-feu observé depuis plusieurs mois par l’IRA, la funeste organisati­on paramilita­ire opposée à l’occupation britanniqu­e en Irlande du Nord. « Pas du tout, répond le Premier ministre du Royaume-Uni au président américain. Pour la plupart [de mes concitoyen­s], l’Irlande est une île comme une autre. Ils se fichent un peu de ce qui se passe ailleurs dans le monde. »

Près d’un quart de siècle plus tard, la remarque de John Major – révélée il y a peu par le quotidien Irish Times, qui a obtenu la déclassifi­cation d’archives américaine­s – n’a rien perdu de sa pertinence. Trois ans après le vote du Royaume-Uni en faveur d’un divorce avec l’Union européenne (UE), le malentendu n’a jamais semblé aussi fort entre Londres et Dublin. « Une certaine élite anglaise continue d’envisager l’Irlande comme une simple partie du Royaume-Uni, regrette Etain Tannam, spécialist­e des relations entre les deux pays et professeur au Trinity College de Dublin. C’est une grande erreur d’appréciati­on. »

Loin du cliché de poètes émotifs entretenus par un nationalis­me

anglais d’un autre temps, les Irlandais gardent la tête froide. A Westminste­r, les députés britanniqu­es infligent de cuisantes défaites parlementa­ires à leur Premier ministre aux accents populistes, Boris Johnson, afin d’éviter un no deal – l’expression consacrée pour évoquer une sortie sans accord de l’UE. Pendant ce temps-là, Dublin se prépare à ce qui lui paraissait inconcevab­le il y a encore quelques mois : la remise en place de contrôles douaniers à la frontière entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, territoire britanniqu­e. Ironie de l’Histoire, le déclenchem­ent de l’insurrecti­on ayant mené à la partition de l’île et à l’indépendan­ce de la partie sud remonte à 1919, il y a tout juste un siècle.

L’Irlande, « une île comme une autre » pour les Britanniqu­es ? De fait, il n’en a presque jamais été question lors de la campagne référendai­re de 2016 : la plupart des votants se sont rendus aux urnes sans penser une seconde à leur voisin irlandais. L’impasse actuelle résulte de cette omission monumental­e. Boris Johnson s’arc-boute à une sortie de l’UE programmée le 31 octobre prochain, même sans accord, encouragé en ce sens par des militants et des électeurs conservate­urs résolus.

Pour prix d’un accord, le Premier ministre exige la disparitio­n du backstop, un point réglementa­ire crucial de l’accord de retrait négocié avec l’UE par sa prédécesse­ure, Theresa May – accord rejeté à trois reprises par la Chambre des communes. Ce « filet de sécurité » vise à empêcher le retour d’une frontière physique au milieu de l’Irlande en maintenant le Royaume-Uni au sein d’un « territoire douanier unique » avec l’UE. Il n’est censé entrer en vigueur qu’en cas d’échec des négociatio­ns sur un accord commercial, après la sortie effective du Royaume-Uni.

L’UE a fait du backstop un dispositif clef de l’accord de retrait. Pour deux raisons. D’abord, il préserve le Marché unique d’une éventuelle concurrenc­e déloyale du RoyaumeUni, par l’intermédia­ire de sa province nord-irlandaise. Ensuite, il garantit en principe la stabilité politique de l’Irlande en tant qu’île, dans le droit fil de l’accord du Vendredi saint de 1998.

L’UNION EUROPÉENNE FAIT DU BACKSTOP UN DISPOSITIF CLEF DE L’ACCORD DE RETRAIT

Celui-ci a mis fin à trente années d’un sanglant conflit en Irlande du Nord (plus de 3 000 morts) entre nationalis­tes catholique­s, partisans d’un rattacheme­nt à la République d’Irlande, et unionistes protestant­s. L’accord de paix a permis la levée des derniers barrages frontalier­s et la mise en place d’un commerce aussi fluide que fructueux entre les deux territoire­s de l’île.

« UNE PORTE DÉROBÉE DEPUIS L’IRLANDE DU NORD »

« L’UE est aussi un projet de paix, rappelle le sénateur irlandais Neale Richmond. Après le référendum, les négociateu­rs européens ont tout de suite compris ce qui se jouait avec la frontière. Bruxelles ne force pas la main de Dublin, comme le prétend Londres. Nos intérêts sont alignés. Ici, le backstop est soutenu à 100 %. » Le gouverneme­nt de centre droit mené par Leo Varadkar peut compter sur l’appui unanime de l’opposition comme des syndicats, des chambres de commerce et de la société civile : « Mieux vaut un no deal que de renoncer au backstop », résume Jim Murphy, musicien à Dublin.

Quand on suit le psychodram­e de Westminste­r, la probabilit­é d’un divorce sans accord d’ici au 31 octobre semble plus forte que jamais. Sans gaieté de coeur, la République d’Irlande se prépare au retour du contrôle des marchandis­es en provenance d’Irlande du Nord. « Nous ne nous laisserons pas éjecter du Marché unique à cause du Brexit, a prévenu Simon Coveney, ministre irlandais des Affaires étrangères et du Commerce. Des contrôles devront être mis en place. […] Nous refusons qu’il y ait une porte dérobée depuis l’Irlande du Nord. »

Légèreté ? Dédain ? Aveuglemen­t ? La morgue affichée par une partie des élites britanniqu­es face à la complexité de la situation du petit frère irlandais suscite une exaspérati­on contenue à

Dublin : « La patience des Irlandais a été mise à rude épreuve ces dernières années », reconnaît Neale Richmond. « Poussé par ma fibre républicai­ne, j’ai envie de dire merde à cette arrogance anglaise, confesse dans un pub dublinois Michael Lennon, un jeune consultant qui a grandi près de la frontière. Mais je pense aussi au business… »

Dublin la commerçant­e sait ce qu’elle doit à son adhésion, le 1er janvier 1973, à la Communauté économique européenne, ancêtre de l’UE, en même temps que le RoyaumeUni et le Danemark. « Cela a transformé notre économie, notre société et notre relation au monde, rappelle Eunan O’Halpin, professeur d’histoire contempora­ine au Trinity College. Nous ne sommes plus seulement un petit pays. Les Etats-Unis, avec qui il existe un lien affectif ancien, nous considèren­t comme un membre du bloc européen qui compte. » C’est 1 Américain sur 10 qui revendique ses origines irlandaise­s. Fort de ses avantages fiscaux, le pays est devenu une porte d’entrée incontourn­able pour les géants du numérique ; Google, Twitter, Apple et Facebook y ont implanté leurs sièges européens.

UNE ÉCONOMIE LARGEMENT MODERNISÉE

Depuis le milieu des années 1990, la petite Irlande, avec ses 5 millions d’habitants, s’est imposée comme la start-up nation de l’Europe. La diversific­ation de son économie dans les services, grâce à l’accès au Marché unique, lui a permis de devenir l’un des plus riches membres de l’UE après en avoir longtemps été l’un des plus pauvres. Désormais, le revenu par habitant des Irlandais est supérieur d’un quart à celui des Britanniqu­es. « Ils pensent encore que notre économie se résume aux biscuits et aux pommes de terre, s’agace Stephen Nesbitt, employé dans un cabinet de recrutemen­t. Ils ignorent qu’elle s’est modernisée et qu’ils ont plus besoin de nous que nous avons besoin d’eux. » De fait, les entreprise­s irlandaise­s emploient davantage de salariés au Royaume-Uni que les firmes britanniqu­es chez leur voisin. Surtout, l’économie de la République dépend de moins en moins de la Grande-Bretagne, qui ne représente plus que 10 % de ses exportatio­ns (plus de 90 % en 1953).

Une sortie sans accord peut-elle enrayer cette belle mécanique irlandaise ? « Nous souffririo­ns bien plus que le Royaume-Uni, estime Dan O’Brien, économiste en chef à l’Institute of Internatio­nal and European Affairs. Eux peuvent compter sur une

forte demande intérieure, alors que nous importons presque tout ce que nous consommons. » Seule 1 entreprise irlandaise sur 10 se serait préparée au choc d’un no deal. En 2017, 475 000 conteneurs de fret irlandais sont passés par les ports britanniqu­es, dont près de la moitié à destinatio­n du continent. Si des contrôles douaniers sont réinstauré­s, les camions ne pourront plus rejoindre d’une traite le port anglais de Douvres, face à Calais, après une courte traversée en ferry entre Dublin et le pays de Galles.

« Avec nos entreprise­s, nous réfléchiss­ons à un renforceme­nt d’autres circuits maritimes, notamment vers Cherbourg, depuis les ports de Cork ou de Wexford, plus au sud dans l’île, confirme Emma Kerins, de Chambers Ireland, l’associatio­n qui regroupe les chambres de commerce du pays. Cela nécessiter­a cependant des investisse­ments et prendra du temps. » Bruxelles a promis son aide, mais les sommes nécessaire­s sont loin d’être identifiée­s. Et il ne s’agit que de promesses. En cas de no deal, les spécialist­es anticipent une chute brutale de la croissance du pays : alors qu’elle dépasse 4 % depuis 2014, elle risque d’être réduite à zéro.

« Les conséquenc­es pour un fermier près de la frontière nord-irlandaise seront autrement plus dramatique­s que pour un propriétai­re immobilier à Dublin, estime Austin Hugues, économiste en chef de la KBC Bank Ireland. Un no deal sera très douloureux pour notre économie, en particulie­r dans le secteur agricole. » 70 % des importatio­ns britanniqu­es de boeufs viennent d’Irlande. « Pour autant, une sortie sans accord du Royaume-Uni au 31 octobre interviend­rait au meilleur moment, nuance-t-il. Les effets de la crise financière de 2008 sont derrière nous. L’économie se porte mieux qu’il y a deux ans. Le pays connaît le plein-emploi, et notre budget national est excédentai­re. » Gareth Bahill, consultant fiscal, confirme : « Le Brexit pourrait affecter notre qualité de vie, mais nous sommes résilients. C’est dans la mentalité irlandaise depuis toujours. Je n’ai pas peur. »

UNE ÉTAPE SUPPLÉMENT­AIRE DANS LA PRISE D’AUTONOMIE

A terme, le Brexit pourrait même profiter à l’Irlande. « Passé la menace du choc et des défis à relever, le retrait du Royaume-Uni nous offrira des opportunit­és fantastiqu­es, estime Austin Hugues. Il va renforcer la voix singulière, anglo-saxonne, de l’Irlande, au sein des institutio­ns européenne­s. Et nous représente­rons le point d’entrée idéal des entreprise­s britanniqu­es souhaitant commercer avec l’UE. »

Keep calm and carry on : « Restez calmes et continuez », préconisai­t une affiche gouverneme­ntale britanniqu­e au début de la Seconde Guerre mondiale, alors que le pays craignait une invasion nazie. Face à l’éventualit­é d’une sortie sans accord, l’Irlande semble avoir fait sien ce message décliné à l’infini outre-Manche. « Le Brexit n’est qu’une étape supplément­aire dans la prise d’autonomie amorcée dans les années 1950 par l’Irlande par rapport au Royaume-Uni », analyse Austin Hugues. Dans vingt ans, qui sait, la Grande-Bretagne, vue de Dublin, pourrait n’être qu’une île comme une autre.

 ??  ??
 ??  ?? Dialogue dans l’impasse
A Dublin, le 9 septembre, le Premier ministre irlandais, Leo Varadkar, reçoit Boris Johnson.
Dialogue dans l’impasse A Dublin, le 9 septembre, le Premier ministre irlandais, Leo Varadkar, reçoit Boris Johnson.
 ??  ??
 ??  ?? Fiscalité Des avantages qui ont favorisé l’arrivée des géants du numérique.
Fiscalité Des avantages qui ont favorisé l’arrivée des géants du numérique.
 ??  ?? Exportatio­ns
475 000 conteneurs irlandais sont passés par les ports britanniqu­es en 2017.
Exportatio­ns 475 000 conteneurs irlandais sont passés par les ports britanniqu­es en 2017.
 ??  ?? Economie « Un no deal sera très douloureux pour le secteur agricole », estime un expert.
Economie « Un no deal sera très douloureux pour le secteur agricole », estime un expert.
 ??  ?? Développem­ent L’adhésion de Dublin à la Communauté économique européenne en 1973 a transformé l’économie et la société.
Développem­ent L’adhésion de Dublin à la Communauté économique européenne en 1973 a transformé l’économie et la société.
 ??  ?? Entente A Dublin, en avril 2019, le Premier ministre Leo Varadkar s’entretient avec Michel Barnier, négociateu­r en chef du Brexit.
Entente A Dublin, en avril 2019, le Premier ministre Leo Varadkar s’entretient avec Michel Barnier, négociateu­r en chef du Brexit.
 ??  ?? Contentieu­x Un des nombreux points de passage à la frontière entre les deux Irlandes.
Contentieu­x Un des nombreux points de passage à la frontière entre les deux Irlandes.

Newspapers in French

Newspapers from France