Afghanistan : l’angoisse des femmes
A Kaboul, à l’approche de l’élection présidentielle, les militantes craignent de voir les talibans ignorer les urnes et reprendre le pouvoir par la force.
Quand elle parle d’eux, le visage de Palwasha Hasan devient grave et sa voix change d’intonation. Sans doute mesure-t-elle le risque qu’elle prend à les critiquer. Depuis qu’ils ont été chassés du pouvoir, en 2001, les talibans n’ont jamais été aussi près d’y revenir. En guerre contre le gouvernement de Kaboul, qu’ils accusent de corruption, les « étudiants en religion » contrôlent une part non négligeable du territoire afghan. Leur objectif : conquérir le pouvoir par la force, sans participer à l’élection présidentielle, prévue le 28 septembre. Ils s’estiment capables de vaincre les forces afghanes, mal équipées et démoralisées, ainsi que leurs alliés américains, qui viennent de quitter la table des négociations (voir l’encadré).
Tout cela, Palwasha Hasan le sait. Elle a compris que les talibans feraient, quoi qu’il arrive, partie de l’équation politique. Et c’est bien ce qui l’inquiète. Invitée à Paris, fin juin, par le Quai d’Orsay et l’Essec, en compagnie d’une douzaine d’autres militantes, elle est venue témoigner, devant les institutions françaises, de son combat pour l’émancipation des femmes. Et confier ses craintes de revivre le cauchemar des années 1990, lorsque les talibans s’étaient emparés du pouvoir.
A l’époque, rappelle-t-elle, « les femmes avaient été chassées de l’espace public. Elles avaient déserté les bancs de l’école, abandonné leur blouse de médecin ou d’institutrice… Cloîtrées à leur domicile, les mères apprenaient en cachette à leurs filles à lire et à écrire. Seules quelques silhouettes drapées dans des burqas parcouraient les villes fantômes… » En 2001, les talibans sont chassés de Kaboul par les Américains et leurs alliés. « De nouveau, les femmes ont eu droit à une vie sociale, un accès à l’éducation et aux professions intellectuelles. Certaines sont même parties étudier à l’étranger », raconte Palwasha Hasan, avant d’apporter une nuance : « Dans les campagnes, la condition des femmes est bien plus précaire. Toutes les trente minutes, une Afghane meurt par manque de soins au moment de donner la vie… »
FOUETTÉES, LAPIDÉES...
S’ils reprennent les rênes du pays, comment les talibans se comporteront-ils à l’égard des femmes ? La question fait frémir Shah Gul Rezaie. Cette ancienne députée n’est guère optimiste. Elle a entendu trop
d’histoires de femmes opprimées dans les zones qu’ils contrôlent. « Dans la province du Nouristan, une femme a récemment été lapidée, une autre fouettée parce qu’elle téléphonait à un homme qui n’était pas mahram, c’est-à-dire qu’il ne faisait pas partie du cercle familial proche. » Humaira Ayoubi a, elle aussi, de sérieux doutes sur leurs intentions réelles. Militante infatigable de la cause féminine, cette ex-proviseure de lycée avait fait construire, dans des villages sous influence talibane, deux écoles pour jeunes filles, grâce à des aides financières du ministère afghan de l’Education. « Dans les deux cas, j’avais constitué des comités de “sages” qui devaient veiller à ce que personne n’empêche les fillettes d’aller à l’école. Les talibans sont venus, ils ont fait exploser les deux établissements. »
Comment, dans ces conditions, imaginer qu’ils respecteront les droits des femmes ? « Ils disent qu’ils ont changé, mais leur regard sur les femmes n’a pas évolué, réfute Palwasha Hasan. S’ils veulent revenir dans le jeu politique, ils doivent donner des garanties à la société civile et lui prouver qu’ils ne se comporteront plus comme ils l’ont fait entre 1996 et 2001. » Car une chose est sûre, résume David Martinon, ambassadeur français à Kaboul, qui accompagnait la délégation : « Les Afghanes ne veulent en aucun cas revivre ce qu’elles ont connu à cette époque. »
Pour les porte-drapeaux de la cause féminine, la tâche est d’autant plus rude que les Afghanes n’ont, bien souvent, pas conscience de leurs droits. « Dans les régions rurales, l’homme exerce souvent un pouvoir absolu sur sa femme, témoigne Freshta Karimi, cofondatrice de l’ONG Da Qanoon Ghushtonky. Celle-ci lui obéit, car elle n’a pas d’accès à l’information et ne peut donc contester l’autorité de “celui qui sait”. S’il lui dit, par exemple, de ne pas faire d’études, elle n’en fera pas. » Depuis vingt ans, cette jeune activiste fournit une assistance juridique à toutes celles qui se font flouer par ignorance. « Souvent, j’explique aux jeunes épouses que l’argent que leur mari leur remet au mariage, le mahr, leur appartient et qu’elles ne sont pas tenues de le restituer à leur père et à leurs frères, comme ceux-ci essaient de lui faire croire. »
Tout le monde ne voit pas son action d’un bon oeil. Récemment, à Kandahar, dans le sud du pays, Freshta Karimi a prêté assistance à une femme coupable de « crime moral ». Elle a dû fermer son bureau local pour ne pas subir l’opprobre des talibans, qui contrôlent la région.
Parmi toutes ces femmes reçues à Paris, l’une, pourtant, veut croire à une – timide – évolution. Médecin, Roshan Wardak vit dans la province du même nom, Wardak. « Dans mon village, les talibans sont partout, y compris dans ma famille, raconte-t-elle. Il y a vingt ans, ils interdisaient aux jeunes filles de sortir sans être accompagnées par un homme. Aujourd’hui, ils les autorisent à aller à l’école. Certes, ils ne leur accordent aucune attention, car seule compte l’éducation des garçons. Mais c’est tout de même un changement. »
Il en faudra un peu plus pour convaincre Palwasha Hasan. « Nous avons tant perdu durant ces quatre dernières décennies, soupire-t-elle. Les Afghans sont fatigués. Nous ne demandons qu’à vivre en paix. Pourquoi les talibans ne veulent-ils pas respecter la société civile ? »
DANS MON VILLAGE, LES TALIBANS SONT PARTOUT, Y COMPRIS DANS MA FAMILLE