Italie : “Un programme de compromis”
Que penser de l’alliance inédite entre le Parti démocrate et le Mouvement 5 étoiles au gouvernement ? L’analyse de Marc Lazar*, professeur d’histoire à Sciences po et à l’université Luiss de Rome.
l’express A la surprise générale, le Parti démocrate (PD, centre gauche) revient au pouvoir. Joue-t-il sa survie politique ?
Marc Lazar En quelque sorte, oui. C’est un pari extrêmement risqué qu’il tente. Si, à l’initiative de Matteo Renzi, il accepte de gouverner avec le Mouvement 5 étoiles (M5S) après avoir beaucoup polémiqué avec lui, c’est pour plusieurs raisons. Avant tout, afin d’éviter des élections anticipées qui risquaient de donner une large victoire à Matteo Salvini et à la Ligue. Selon le PD, si La Ligue gagnait, cela comporterait des risques pour la démocratie italienne et pour l’Union européenne. Il fallait donc écarter pareille aventure. En gouvernant avec le M5S, le PD peut espérer faire apparaître encore davantage ses contradictions et récupérer une partie des électeurs qui ont voté pour lui en 2018, voire faire éclater le M5S pour constituer à l’avenir une coalition avec sa sensibilité de gauche. Le PD devra justifier ce choix auprès de ses électeurs. Cela ne sera pas simple. Tout dépendra de l’action effective du gouvernement.
Qu’est-ce que le PD aujourd’hui ?
M. L. Le PD continue de représenter une réelle force – rien à voir avec le Parti socialiste en France, par exemple –, mais sa santé est fragile. Il est extrêmement faible dans le sud et dans le nord de l’Italie. Il recule aussi au profit de la Ligue dans ses classiques bastions du centre du pays. Sociologiquement, son électorat est âgé, travaillant plutôt dans le secteur public, disposant de revenus corrects et d’un haut niveau d’instruction. Dans les grandes métropoles, les centres-villes votent pour lui, mais pas les périphéries.
Matteo Renzi avait voté le « Jobs Act », que l’on pourrait qualifier de « mesure de droite ». Le PD est-il encore un parti de gauche ?
M. L. Le PD, formé en 2007 – à l’origine par la fusion d’anciens communistes, d’anciens démocrates-chrétiens et de quelques anciens socialistes –, ne s’est jamais défini comme de « gauche », mais de « centre gauche ». Le gouvernement Renzi, comme ceux de Letta et de Gentiloni, chacun avec sa spécificité, a fait une politique visant à assouplir le marché du travail, faciliter le développement des entreprises et attirer les investissements étrangers. L’objectif était de faire reculer le chômage, et il a été atteint. Dans le même temps, le gouvernement Renzi a adopté des dispositions sociales, pris des mesures en faveur de la culture, de l’éducation (même si la réforme de l’école a soulevé des protestations des syndicats enseignants) et de la reconnaissance juridique des couples du même sexe.
LES DEUX PARTIS ONT INTÉRÊT À RESTER ENSEMBLE POUR AFFAIBLIR MATTEO SALVINI
Le PD est très divisé entre les « pro-Zingaretti » et les « pro-Renzi ». Ces deux familles risquent-elles de se neutraliser ?
M. L. Oui, le PD est très divisé sur de nombreux sujets, y compris sur l’alliance avec le Movimento [NDLR : Mouvement 5 étoiles]. Matteo Renzi a démissionné de son poste de secrétaire du PD après son échec aux européennes. Le nouveau dirigeant est Nicola Zingaretti. Les « renziens » représentent une minorité dans le parti, mais sont majoritaires à la Chambre des députés et au Sénat. C’est notamment pour cela que Zingaretti était opposé à la constitution d’un gouvernement
de coalition avec le M5S, et prêt à aller aux élections. Il aurait pu constituer des listes de candidats et éliminer les amis de Renzi. L’équilibre du parti demeure précaire. Des recompositions politiques ne sont pas à exclure.
Que pensez-vous du programme qu’il a bâti avec le Movimento ?
M. L. C’est un programme de compromis, comme l’est la composition de l’exécutif. On y parle beaucoup d’investissements, de mesures sociales – souvent avancées au départ par le PD, mais reprises par le M5S –, de dispositions écologiques, d’engagements en faveur des jeunes et des femmes, de réformes politiques. Le PD n’a pas obtenu l’abolition du « décret sécurité » de Matteo Salvini, accepté par le M5S et Giuseppe Conte, qui pénalise durement les ONG agissant en faveur des migrants. Une phrase évoque la nécessité de ne pas « compromettre l’équilibre des finances publiques ». Beaucoup de dépenses – non chiffrées – sont prévues, mais on voit mal les ressources, malgré l’annonce assez générale d’une réforme fiscale, de la lutte contre l’évasion fiscale – un sport national – et le besoin de rationaliser la dépense publique.
Rome aura-t-elle une marge de manoeuvre ? Jusqu’où Bruxelles est-il, selon vous, prêt à aller ?
M. L. C’est tout le pari du PD. Il a remarqué que le M5S semble avoir évolué sur l’Union européenne. Il était violemment hostile à Bruxelles, mais ses députés ont voté en faveur d’Ursula von der Leyen. Par ailleurs, Giuseppe Conte, non-membre du M5S, mais proche de celui-ci, a démontré être pro-européen. Le programme se veut clairement eurocompatible et a des ministres à des postes clefs bien considérés à Bruxelles. Ce gouvernement va donc plaider sa cause pour monter sa loi de finances en espérant avoir un peu de flexibilité pour son déficit. Il arguera aussi que, s’il n’obtient pas cela, c’est Salvini qui ramassera la mise. Mais il y a au moins deux problèmes : la fragilité du système bancaire italien et, surtout, la dette publique (plus de 132 % du PIB).
Cette nouvelle coalition peut-elle s’entendre sur la durée ? Ou ne risque-t-elle pas de péricliter rapidement sur les « sujets qui fâchent » ?
M. L. Tout laisserait penser qu’elle éclatera vite. Mais les deux partis ont intérêt à rester ensemble pour affaiblir Salvini et, surtout, pour que leurs parlementaires élisent en 2022 le nouveau président de la République
Comment le PD peut-il gérer le Movimento, qui est, comme on l’a vu ces derniers mois, capable de tout ?
M. L. Cela risque de donner lieu à une navigation à vue, à une bataille continue, des contorsions incessantes, des compromis quotidiens qui pourront basculer dans des compromissions.
Quelle sera, selon vous, la politique du futur gouvernement en matière d’immigration ?
M. L. Le programme évoque la nécessité d’une politique européenne en la matière, d’une lutte contre l’immigration clandestine, mais aussi d’une action pour favoriser l’intégration. Une entente peut être trouvée, car le dernier gouvernement de centre gauche avait mené ce type de politique. Mais l’opinion publique a largement soutenu Salvini sur les migrants, et ce nouveau gouvernement devra en tenir compte.
Matteo Salvini est-il fragilisé de façon durable ?
M. L. C’est tout l’espoir du PD et du M5S. Ils pensent l’affaiblir en le cantonnant dans une opposition stérile. Mais la popularité de Salvini reste forte, car elle correspond à quelque chose de profond dans une bonne partie de la société italienne. Cela ne disparaîtra pas du jour au lendemain. Si le gouvernement n’arrive pas rapidement à relancer l’économie pour permettre une amélioration de l’emploi et une réduction des inégalités, s’il ne se montre pas capable de réformer la politique, de recréer de la confiance, de régler les questions d’immigration, alors Matteo Salvini ne sera pas simplement le principal opposant : il apparaîtra comme le grand sauveur de la patrie.