“PEINTRES DU DIMANCHE”, “PRIMITIFS MODERNES”, “ILLETTRÉS DE LA PEINTURE”… ILS ONT CONNU MOULT SOBRIQUETS, AVANT QUE L’HISTOIRE LES RÉUNISSE SOUS LE TERME DE “NAÏFS”
Henri Rousseau, Séraphine, René Rimbert... Qui sont ces autodidactes à rebours des avant-gardes de leur époque ? Le musée Maillol, à Paris, explore l’univers de ces « peintres enfants », plus subversif qu’il n’y paraît.
Ils s’appellent André Bauchant, Camille Bombois, Jean Eve, Louis Vivin, Ferdinand Desnos, Dominique Peyronnet, Séraphine Louis, René Rimbert ou encore Henri Rousseau, l’illustre aîné, dit le Douanier Rousseau. Ils ne constituent pas un groupe, ne se connaissent pas et, pour certains, n’appartiennent pas à la même génération. Mais l’histoire de l’art a fini par les réunir sous le terme de « naïfs ». Des sobriquets, ils en ont été auparavant affublés par dizaines : « peintres du dimanche », « primitifs
modernes », « peintres de la réalité », « peintres enfants », ou même, par leurs détracteurs les plus féroces, « illettrés de la peinture ».
Une exposition au musée Maillol, à Paris, orchestrée par Jeanne-Bathilde Lacourt et Alex Susanna, lève le voile sur ces artistes insaisissables, qui sont, encore de nos jours, prisonniers de leur étiquette « naïve ». Délaissés par l’histoire de l’art, qui peine à les ranger ici ou là. Il faut dire qu’ils n’ont de référence qu’eux-mêmes et, à travers leurs oeuvres, bien d’autres choses à raconter que la « naïveté » à laquelle on a voulu les circonscrire : leur parcours, atypique ; leur style, singulier à l’extrême ; les créateurs et marchands, enfin, qui ont hautement contribué à les faire connaître.
LA « FRANCE D’EN BAS »
La plupart des naïfs mis en vedette partagent une modeste origine provinciale. Autodidactes, ils sont partis tenter leur chance à Paris, où ils s’adonnent à la peinture en marge de leur activité professionnelle. Fils d’un ferblantier de la Mayenne, écolier médiocre et graine de délinquant, Henri Rousseau (1844-1910) se rachète une conduite à l’octroi en contrôlant les entrées d’alcool dans la capitale, d’où son surnom de Douanier Rousseau. Les premières expositions publiques de ses travaux, dans les années 1880, provoquent l’hilarité. Beaucoup plus tard, la reconnaissance enfin au rendez-vous, il entrera dans les plus grands musées.
Issu d’une famille d’ouvriers du Nord, Jean Eve (1900-1968) enchaîne les petits boulots, avant de devenir « gabelou », sur les traces du célèbre maître, ce qui lui permet de travailler de nuit et de peindre le jour.
Originaire du Loir-et-Cher, où il a grandi dans la boulangerie familiale, Ferdinand Desnos (1901-1958) officie, quant à lui, comme électricien au Petit Parisien. C’est là qu’il est repéré par le chroniqueur Fritz-René Vanderpyl. Séraphine Louis (1864-1942), dite Séraphine de Senlis, a été, malgré elle, affublée du patronyme de cette commune de l’Oise ; elle y est domestique chez les bourgeois du cru, dont le marchand et critique d’art Wilhelm Udhe, qui la rebaptise ainsi : il se souvient du talent de son ex-femme de ménage, mais pas de son nom de famille…
Dominique Peyronnet (1872-1943), natif du Bordelais, est, lui, compagnon dans l’imprimerie. Camille Bombois (1883-1970), lui aussi imprimeur, a d’abord été lutteur de foire, puis manoeuvre sur le chantier du métro. Au début des années 1920, comme le retraité des Postes Louis Vivin (18611936), Bombois vend ses premiers travaux dans la rue, à Montmartre, où se tient ce qu’on appelle la « foire aux croûtes ». A la même période, André Bauchant (1873-1958), pépiniériste en Touraine, envoie ses premières toiles au Salon d’automne. Le Corbusier flashe sur ses tableaux, se lie d’amitié avec l’artiste et devient son premier acheteur. Tandis que René Rimbert (18961991), l’unique Parisien de souche de la bande, gagne sa vie, depuis l’âge de 17 ans, comme agent postal.
MOQUÉS ET MÉPRISÉS...
Railleries, condescendance, mépris… les naïfs en ont soupé ! Il faut dire que, sur la toile, ils s’affranchissent des règles académiques de la perspective et des proportions, passent outre la théorie des couleurs. Des maladresses revendiquées, voire délibérément accentuées, qui font aussi l’étrangeté de ces artistes inclassables. Pour autant, ils n’ignorent pas les maîtres, anciens ou contemporains. Rimbert, fou de Vermeer, passe de longues heures à arpenter les musées, le Louvre en tête. Bombois et Desnos composent des natures mortes, avec une fenêtre ouverte sur l’extérieur, rappelant les compositions flamandes du xviie siècle.
Mordu d’Antiquité grecque, marqué par sa découverte de Salonique, où son régiment fait escale au cours de la Grande Guerre, Bauchant introduit des scènes mythologiques dans ses paysages marins et donne à ses Baigneuses (1923) des allures de Vénus modernes qu’on retrouve, quelques années plus tard, chez Peyronnet. Avec La Falaise (1895), Rousseau, lui, se mesure aux maîtres de son temps : Monet, qui vient d’exposer une série d’à-pics à Pourville, et, avant lui, Courbet et les falaises calcaires du controversé Un enterrement à Ornans.
A l’exception de Rimbert, qui, durant son temps libre, s’initie au modèle vivant à l’Académie Colarossi, les naïfs exposés à Maillol n’ont reçu aucune formation artistique. Est-ce la raison pour laquelle leurs incursions dans le nu restent très marginales, voire, pour la plupart, inexistantes ? L’un d’eux se singularise, toutefois. Peyronnet, certes, se rapproche du genre avec la femme lascive qui
Affranchis des règles académiques de la perspective et des proportions
dévoile un sein dans une Sieste estivale à l’intention clairement érotique, mais Bombois, lui, y va franco : il représente l’entrecuisse de son épouse en gros plan et dessine un à un les poils pubiens de cette version, insolite, d’une Origine du monde aux jambes serrées.
Ces autodidactes, qui cumulent art et jobs alimentaires, n’ont pas le loisir de baguenauder à travers le monde. Ils puisent les fondements de leur création in situ. Vivin collectionne les cartes postales des monuments de Paris, qu’il réinterprète, à sa façon, sur la toile. Rousseau peint des scènes de jungle oniriques, nées de ses visites à l’Exposition universelle ou au jardin des Plantes, et de sa lecture assidue des Bêtes sauvages, un ouvrage édité par les Galeries Lafayette. Il est l’un des référents clefs de son cadet Rimbert, comme lui imprégné de spiritisme, qui lui rend hommage, en 1926, dans son fameux Douanier Rousseau montant vers la gloire et entrant dans la postérité.
Quant à Séraphine, son inspiration est tout simplement… divine. Elle s’est tardivement emparée du pinceau, vers la quarantaine, sur l’injonction de son ange gardien, qui lui aurait demandé de peindre des végétaux à la gloire de la Vierge Marie. Au fil du temps, ses bouquets mystiques de fleurs ou de feuilles gagnent en taille et en catastrophisme quand elle livre sur grand format ses visions apocalyptiques. Devenue folle, elle passe les dernières années de sa vie internée dans un hôpital psychiatrique.
Si les naïfs ont longtemps ramé pour rencontrer le grand public, des créateurs et des collectionneurs en vue se sont, très tôt, intéressés à eux. A l’instar de Félix Vallotton, le défenseur pionnier d’Henri Rousseau, dont le cheminement artistique s’apparente à un éprouvant purgatoire. Il approche de la trentaine quand il commence à peindre et, des années durant, se voit refuser l’accès aux cimaises officielles. Lorsqu’il parvient enfin à se faufiler au Salon des indépendants de 1886, ses oeuvres suscitent l’indifférence… ou l’incompréhension. En 1891, Surpris !, sa première composition de jungle, déchaîne une cascade de rires. Seul Vallotton juge digne d’intérêt le tableau d’une « enfantine naïveté », qu’il décrit comme l’« alpha et l’oméga de la peinture ». Plus tard, d’autres créateurs rejoignent la cohorte de ses admirateurs, au premier rang desquels Apollinaire, Picasso, Delaunay ou Kandinsky. L’univers de Douanier et de ses descendants séduit aussi les surréalistes, fascinés, comme Breton, par ces « collages d’images mentales » auréolés, parfois, de l’« inquiétant familier » cher à Freud.
Ardent promoteur du Douanier Rousseau et découvreur de Séraphine Louis, Wilhelm Uhde est le premier à réunir des naïfs dans deux expositions emblématiques, Les Peintres du Coeur-Sacré (1928) et Les Primitifs modernes (1932). L’occasion pour Bauchant, Bombois, Eve, Rimbert et Séraphine d’offrir leurs travaux à la vue du plus grand nombre, mais aussi de se découvrir les uns les autres. Le conservateur du musée de Grenoble, Andry-Farcy, les rassemble à nouveau en 1937, cette fois autour des oeuvres de Rousseau, dans une exposition événement, Les Maîtres populaires de la réalité. Voilà les naïfs hissés au rang de maître… Une première !
Délaissés par Uhde, Peyronnet et Desnos sont rattrapés, après la Seconde Guerre mondiale, par la collectionneuse Dina Vierny (1919-2009), qui les expose à plusieurs reprises dans sa galerie. Entre-temps, la soeur de Wilhelm Udhe, mort en 1947, lui a cédé la collection de son frère. Dina en sera l’inlassable promotrice, rassemblant notamment toute la bande dans Le Monde merveilleux des naïfs, en 1974. Celle qui fut la muse d’Aristide Maillol porte à bout de bras le projet du musée Maillol, inauguré en 1995. Juste retour des choses, le musée, qui compte un fonds d’oeuvres « naïves » parmi les plus importants au monde, leur offre aujourd’hui une vaste tribune inédite.
DU DOUANIER ROUSSEAU À SÉRAPHINE. LES GRANDS MAÎTRES NAÏFS. Musée Maillol, Paris (VIIe). Jusqu’au 19 janvier 2020.