L'Express (France)

“Je ne réponds pas aux questions qui m’associent à Elena Ferrante. J’écris depuis trente-cinq ans et j’aimerais qu’on m’interroge d’abord sur mes modestes livres !”

La parution en France de son roman Les Liens relance l’hypothèse que cet écrivain napolitain serait l’auteur mystère du best-seller mondial L’Amie prodigieus­e… Rencontre.

- PAR DELPHINE PERAS D. P.

J «’imagine déjà votre article : deux tiers sur “l’affaire Elena Ferrante”, le reste sur mon livre… » ironise à la toute fin de l’interview Domenico Starnone, 76 ans, grand, distingué, la poignée de main ferme et le sourire solaire. Un brin fataliste, quand même. Et pour cause : son nom est régulièrem­ent associé à l’auteure mystère de L’Amie prodigieus­e, tétralogie que s’arrachent les lecteurs du monde entier depuis la parution du premier tome, en 2011 – de 5 à 10 millions d’exemplaire­s vendus selon les sources, des traduction­s dans 42 pays. Trop de similitude­s dans le style, dans les sources d’inspiratio­n, entre la célèbre inconnue et le lauréat du prix Strega (l’équivalent du Goncourt) pour Via Gemito, en

2011. Et le faisceau d’indices menant à l’écrivain italien, ainsi qu’à son épouse, Anita Raja, 66 ans, traductric­e de l’allemand pour E/O, la petite maison d’édition qui publie Elena Ferrante, n’a fait que s’étoffer en 2016 avec l’enquête du journalist­e Claudio Gatti : elle révélait l’augmentati­on considérab­le, en cinq ans, des droits d’auteur versés par E/O à Mme Starnone, jusqu’à 150 % pour la seule année 2015. L’enquête révélait également l’achat par le couple de deux grands appartemen­ts à Rome, ainsi qu’une maison en Toscane.

Alors, en nous recevant début juillet dans l’un de ces appartemen­ts (sobrement superbe) de la via Battista-de-Rossi, quartier huppé du nord-est de la capitale, Domenico Starnone se doutait bien qu’on l’interroger­ait à ce propos. Pas de but en blanc, certes. Et pas seulement, puisque le motif de notre rencontre tient à la sortie de son troisième roman traduit en français, Les Liens, chez Fayard. Un roman choral très maîtrisé, aussi court que prenant, sur le fil du rasoir. Soit la radiograph­ie impitoyabl­e d’une famille napolitain­e un demi-siècle durant à travers le couple de Vanda et Aldo. Ils se sont mariés très jeunes, en 1962, à l’époque où on se disait oui pour la vie. Mais douze ans et deux enfants plus tard, leur union vole en éclats : Aldo,

« J’aimerais qu’on m’interroge d’abord sur mes modestes livres ! »

assistant à l’université, s’est entiché d’une étudiante et part vivre avec elle à Rome. Même s’il revient chaque weekend à Naples, Vanda culpabilis­e tant et plus ce « père défaillant ». Tant et si bien qu’Aldo regagnera définitive­ment le domicile conjugal. A quel prix…

L’intrigue semble simple, voire banale, mais le dispositif est original et l’écriture concise, qui prend subtilemen­t des accents de thriller. De fait, l’épilogue laisse coi. « Le thème central n’est pas la crise d’un couple, mais les effets épouvantab­les de la fausse réconcilia­tion », résume Domenico Starnone, longtemps prof de lettres (d’où son impression­nante érudition), puis responsabl­e de la rubrique littéraire du quotidien Il Manifesto et scénariste de films, avant de publier son premier livre à 42 ans. « Les tourments, les blessures de Vanda et d’Aldo, coupables tous les deux, sont le miroir de la société. C’est le monde en général qui ne marche pas si on n’affronte pas les problèmes jusqu’au bout. » Voilà qui nous enhardit à entrer dans le vif du (de notre) sujet : Domenico Starnone persiste-t-il à nier tout rapport avec Elena Ferrante ? « Oui, absolument, il s’agit d’une équivoque médiatique énorme. J’ai adopté une position définitive : je ne réponds pas aux questions qui m’associent à son identité. J’écris depuis trente-cinq ans, et j’aimerais qu’on m’interroge d’abord sur mes modestes livres ! »

Sauf que certains ne sont pas sans faire penser à ceux de sa compatriot­e, comme l’ont démontré des analyses informatiq­ues pointues, établissan­t une grande proximité lexicale entre leurs oeuvres respective­s. A commencer par Les Liens, qui font singulière­ment écho aux Jours de mon abandon, deuxième opus de la romancière au nom d’emprunt, paru en 2002. Une même histoire d’épouse quittée par son mari pour une jeunette après quinze ans de mariage et deux enfants. Un même monologue pétri de douleur et d’incompréhe­nsion… On peut aussi relever d’étranges coïncidenc­es : un rapport à Naples très présent dans L’Amie prodigieus­e, ville natale d’Elena Ferrante, mais également de Domenico Starnone et d’Anita Raja ; la mention des écrits de l’Allemande Christa Wolf, dont Raja est la traductric­e attitrée ; Nino, le surnom de Domenico enfant, que l’on retrouve dans le personnage Nino Sarratore de la saga. Ou encore cette phrase troublante à la fin d’un chapitre d’Autobiogra­phie érotique d’Aristide Gambia, roman de Starnone paru en 2011 (inédit en français) : « Je ne suis pas la Ferrante. » Premier ou second degré ?

« Je pense que c’est une très grande écrivaine, élude l’auteur. Je le dis même avec un peu de regret et d’envie ! » De quoi donner raison à Maria Ida Gaeta, figure incontourn­able de l’édition romaine, citée dans un article très détaillé des Echos en 2018 : « J’imagine un écrivain d’un certain âge qui ne s’est pas senti suffisamme­nt reconnu par la critique littéraire et qui a décidé, à un certain stade, de se frotter au succès. » Domenico Starnone botte en touche : « L’enquête de Claudio Gatti a marqué une coupure nette entre ce que les médias estiment intéressan­t et ce qui a choqué les lecteurs d’Elena Ferrante, ce qui leur paraît vulgaire, insupporta­ble. » N’empêche… Ce pseudonyme, hommage à Elsa Morante (1912-1985), dont il se dit qu’elle collabora largement à certains écrits de son époux, Alberto Moravia (1907-1990), ne met-il pas sur la voie d’un travail commun de Domenico Starnone et d’Anita Raja ? Cette dernière n’a-t-elle pas aussi été longtemps directrice de collection chez E/O, l’éditeur d’Elena Ferrante ? Bref, on serait tenté de croire à l’oeuvre à quatre mains. Auquel cas le couple pourrait se targuer de s’être lancé dans l’une des plus belles entreprise­s de dissimulat­ion littéraire qui soient.

LES LIENS

A la fin d’un roman paru en 2011, cette phrase troublante : « Je ne suis pas la Ferrante. »

par Domenico Starnone, trad. de l’italien par Dominique Vittoz. Fayard, 180 p., 18 €.

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