DES COCHONS SOUS HAUTE SURVEILLANCE
Une épidémie mondiale de peste porcine fait flamber les cours. Epargnés, les éleveurs français cherchent à profiter au mieux de leurs gains.
Si la maladie frappe la France, il faudra renoncer au titanesque marché chinois
Depuis la route, on la remarque à peine. Une fine barrière de grillage argenté, haute de 1,50 mètre, entièrement recouverte de plantes grimpantes par endroits. Comparée à la casemate de la ligne Maginot qui se trouve juste à côté, elle a l’air bien fragile. C’est pourtant ce rempart qui, depuis janvier dernier, est censé protéger les élevages porcins français d’une épizootie mortelle qui sévit en Belgique, la peste porcine africaine. La portion que nous arpentons va de la petite ville de Montmédy, dans la Meuse, jusqu’à la frontière belge. En tout, la barrière court sur 112 kilomètres, de Meurthe-et-Moselle jusqu’aux Ardennes. Le virus, dont seuls les suidés (porcs ou sangliers) peuvent être porteurs, est en effet extrêmement contagieux. Il se transmet par simple contact entre animaux, par la nourriture, ou même par l’intermédiaire d’un peu de terre contaminée. De l’autre côté de la frontière, plus de 800 sangliers ont succombé depuis que la maladie a été diagnostiquée en Belgique, il y a pile un an.
Objectif de la barrière : empêcher les sangliers contaminés de passer en France. Les deux pays en ont abattu préventivement plus de 2 000, mais, dans cette région densément boisée, ils ne sont pas parvenus à les tuer tous. Si, par malheur, le virus parvenait à s’infiltrer dans un élevage, il ne ferait pas de quartier. Fièvre, vomissements, léthargie… La mortalité est de 100 %, et les bêtes peuvent être emportées en moins d’une semaine. Il n’existe encore aucun vaccin pour éviter que l’épidémie ne se diffuse à d’autres élevages. Alors, au premier cochon atteint, c’est tout le cheptel qui doit être abattu. L’arrivée de la maladie en France serait donc une
catastrophe pour la filière porcine, qui emploie au total plus de 130 000 personnes. Notamment en Bretagne, où se concentrent 60 % des élevages. Si elle n’a pas encore atteint l’Hexagone, la maladie a déjà franchi bien des frontières. Originaire du continent africain, elle est apparue en Géorgie en 2007 et est devenue endémique dans tout l’est de l’Europe, notamment en Russie. C’est par là qu’elle est passée pour parvenir jusqu’en Chine, où elle a fait son apparition en août 2018. Dans ce pays, de loin le premier producteur et premier consommateur de cochon au monde, elle est en train de faire des ravages. Des millions de bêtes ont déjà succombé, et l’épidémie semble hors de contrôle. Selon certaines analyses, 40 % du cheptel pourrait disparaître d’ici à 2020. Pour satisfaire sa demande intérieure, la Chine a déjà commencé à accroître ses achats partout dans le monde. Conséquence, les prix du porc sur les marchés de gros s’envolent. Sur celui de Plérin (Côtes-d’Armor), considéré comme une référence nationale, le cours vient de dépasser 1,60 euro le kilo, en augmentation de 40 % depuis le début de l’année. « On n’a jamais vu une envolée de cette ampleur sur le marché du porc », souligne Jean-Paul Simier, économiste au Crédit agricole. Bien sûr, les prix ne
monteront pas jusqu’au ciel. Les Chinois commencent ainsi à se tourner vers d’autres sources de protéines moins chères, comme la volaille. Mais les cours devraient rester en orbite encore plusieurs années, le temps que le cheptel chinois se reconstitue. « Une augmentation pareille, c’est sûr, ça fait du bien. Il y a trois ans, je pensais mettre la clef sous la porte ! » commente avec un léger sourire Jean-Philippe Bazart, un quadragénaire aux yeux cernés qui produit 8 000 cochons par an dans la Meuse.
PROUVER LE SÉRIEUX DE LA FILIÈRE HEXAGONALE
Depuis quinze ans, les prix permettaient à peine aux éleveurs de vivre, et seules les plus grandes exploitations sont parvenues à se maintenir. Dès que cet éleveur a su que la maladie n’était qu’à 60 kilomètres à vol d’oiseau, il a tout barricadé comme à Fort Knox. Pour entrer, les camions doivent désinfecter leurs roues, et tous les visiteurs passent par un sas où ils se lavent les mains et changent de chaussures. Des mesures de sécurité draconiennes qui ont été mises en oeuvre dans toute la France depuis octobre 2018. Car les sangliers ont bon dos. C’est bien l’homme, sans doute par l’entremise d’un camion venu de l’est, qui a amené le virus de la peste porcine en Belgique. Ces démonstrations de sérieux sanitaire sont également l’occasion de prouver au monde, et surtout à la Chine, que la filière française est digne de confiance. Et pour cause : Pékin, à l’instar de plusieurs pays asiatiques, dont les Philippines, refuse de s’approvisionner en cochons dans un pays où le moindre suidé a été déclaré porteur du virus !
Si la maladie s’introduit en France, il faudra donc dire adieu au titanesque marché chinois. L’empire du Milieu importe, en temps normal, au niveau mondial, 2 millions de tonnes de porcs par an, soit l’équivalent de toute la production hexagonale. Et c’est un très bon client, car il achète au prix de la viande des morceaux qui ne trouvent plus preneurs chez nous, comme les pieds, les groins et les oreilles. Surtout, avec l’épidémie qui frappe ses élevages, sa demande devrait doubler, voire quadrupler. C’est donc une véritable manne qui échapperait aux éleveurs français. Des négociations sont en cours pour tenter de faire accepter à la Chine un principe de régionalisation, selon lequel une partie du territoire indemne de maladie pourrait continuer à exporter. Le sujet a été abordé au plus haut niveau, lors de la rencontre entre Emmanuel Macron et le président Xi Jinping en mars dernier. Mais la Chine reste pour l’instant inflexible sur la question.
En attendant, l’Union européenne profite à fond de l’épidémie : ses ventes vers l’empire du Milieu ont bondi de 42 % sur les six premiers mois de 2019. Reste que la France est un petit fournisseur comparée à ses voisins européens. L’Espagne et l’Allemagne ont envoyé chacune quatre fois plus de porcs vers la Chine que l’Hexagone. Grâce à des élevages géants capables de produire plusieurs dizaines de milliers de bêtes à l’année, ces deux pays parviennent à décrocher les plus gros contrats. La France n’est qu’en huitième position des meilleurs vendeurs mondiaux, derrière, notamment, le
Canada, les Pays-Bas et le Danemark. Même les Etats-Unis font bien mieux que nous, malgré des droits de douane que Pékin a fait grimper jusqu’à 62 % en juillet 2018, en rétorsion à ceux que Donald Trump a imposés sur les produits chinois. Le problème français ? Des élevages français trop petits et moins modernes que ceux de ses concurrents. Si la France voulait rejoindre le peloton de tête dans la course au consommateur asiatique, c’est toute l’organisation de la filière qu’il faudrait revoir, en particulier les abattoirs, également trop modestes pour répondre à la demande. La Chine, qui n’autorise un abattoir à lui exporter sa viande qu’au terme d’un long processus de validation – elle envoie même sur place ses propres inspecteurs –, n’a donné pour l’instant son blanc-seing qu’à 12 établissements dans toute la France.
LE PORC, LA VIANDE PRÉFÉRÉE DES FRANÇAIS
En réalité, les éleveurs français se trouvent aujourd’hui face à un dilemme : quantité ou qualité ? Miser sur l’export et l’élevage intensif en faisant grandir les exploitations, c’est risquer de lâcher la proie pour l’ombre. En effet, le marché intérieur est de loin le plus important pour les agriculteurs tricolores. La production reste à 70 % à l’intérieur de nos frontières, achetée par des entreprises qui la transforment en jambons, saucisses ou autres lardons. « Les éleveurs savent qu’ils peuvent compter sur leurs relations avec les charcutiers français, alors que la demande à l’export peut être versatile », prévient Boris Duflot, de l’Institut du porc (Ifip), le think tank de la filière. Bon marché, la viande de porc est la préférée des Français, qui en consomment 32 kilos par an et par habitant. Sauf qu’une partie croissante des consommateurs sont aujourd’hui prêts à payer plus pour des produits de meilleure qualité. Peutêtre vaut-il mieux alors profiter de la hausse des revenus pour restructurer les exploitations, afin, notamment, d’améliorer le bien-être animal et de monter en gamme, pour répondre à cette demande. C’est d’ailleurs ce que prévoit le plan de filière adopté fin 2017 sous l’impulsion du gouvernement. « Est-ce que vous pensez que nous pouvons nous contenter d’avoir 0,5 % de porc bio en France, 3 % en Label rouge, alors que nous ne parvenons pas à satisfaire la demande de nos consommateurs ? Moi, je ne le crois pas », avait déclaré Emmanuel Macron lors des états généraux de l’alimentation. Une évolution qui nécessite, elle aussi, de lourds investissements. Pour obtenir la certification bio, il faut ainsi donner plus d’espace à chaque animal dans les bâtiments et permettre des sorties en plein air. Cela suppose également d’embaucher plus de salariés, car il y a plus d’allées et venues à gérer. Dans un élevage standard comme celui de Jean-Philippe Bazart, les porcs ne sortent du bâtiment où ils sont engraissés que pour aller à l’abattoir. Pour sa part, il a prévu de construire un nouveau local de 1 300 places, mais toujours en conventionnel. « Les consommateurs sont-ils vraiment prêts à payer plus cher pour du bio ? », doute l’éleveur meusien.
Ce qui est sûr, c’est qu’ il ne faut pas trop se reposer sur le marché chinois. L’épidémie va permettre à la Chine d’éliminer les petits élevages familiaux, les moins performants du point de vue sanitaire. Les entreprises survivantes vont, elles aussi, profiter de la hausse des cours pour se remplir les poches, investir et se moderniser. « La Chine pourrait revenir plus forte qu’avant », redoute Didier Delzescaux, directeur général de l’association interprofessionnelle Inaporc. Comme la moyenne d’âge des éleveurs français est plutôt élevée, certains pourraient donc bien se contenter de profiter de cette période favorable pour remplir leur bas de laine et partir à la retraite.
Les éleveurs sont face à un dilemme : miser sur l’export ou renforcer le marché intérieur