Esope ou la règle du hamburger
Les fables, c’est comme les hamburgers, c’est meilleur si on enlève le pain. Esope, qui passe pour le fondateur des fables dans ce qu’on appelle « l’Occident », conclut les siennes par des moralités bourratives. Il n’existe aucun manuscrit de ce Grec du vie siècle avant Jésus-Christ, et ce sont peut-être les éditeurs posthumes de ses histoires qui les ont ajoutées. Elles sont le plus souvent banales et offensantes. On vient nous signaler ce que nous avions très bien compris, comme si nous étions des enfants, et comme si d’ailleurs les enfants ne comprenaient pas vite. La plus déprimante convention s’y exprime.
Dans L’Aigle et le Renard, le volatile qui avait dévoré les enfants de son ami quadrupède voit ses petits brûlés à cause d’une maladresse qu’il a commise ; moralité : « Vous n’échapperez pas à la punition du ciel. » Rien n’est plus faux. Nous savons bien que le mal n’est jamais puni, à moins de guerres, et comme on ne les aime pas on laisse la plupart des ogres en paix. Au moment où j’écris cela, je pense à la mort de Li Peng, le 22 juillet dernier, à 90 ans, dans son lit, à Pékin. C’était le Premier ministre qui a fait écraser les manifestants de Tiananmen par des chars. Il a notamment servi Deng Xiaoping, mort lui aussi confortablement, à 92 ans, lui-même un des successeurs de Mao, obèse lubrique et assassin, mort à 82 ans avec un sourire de satisfaction.
Le crime paie, aucune fable n’a osé s’achever ainsi. Bien plus savoureuse est l’observation que fait Esope au milieu de sa fable : « Il dut se contenter, seule ressource des impuissants et des faibles, de maudire son ennemi de loin. » Ah voilà. Dans les fables, il est recommandé de se passer du pain de la conclusion. C’est au milieu que se trouve la savoureuse viande de l’exactitude. Les fades conclusions servent à endormir le pouvoir qui lirait ces écrits. Les censeurs sont si bêtes et si paresseux qu’ils ne regardent que la fin et le début. C’est ainsi que Laclos a fait précéder Les Liaisons dangereuses d’une préface où il feint de s’indigner de l’immoralité de ses
personnages ; c’est ainsi que La Fontaine, qui s’est tellement inspiré d’Esope, a ajouté des moralités laissant croire à Louis XIV, qu’il avait rejoint après avoir été au service de son ennemi Nicolas Fouquet, qu’elles étaient inoffensivement à la gloire des lions et des rois. Rassurés par ces moralités fades, les tyrans confient aux fabulistes (comme La Fontaine) l’éducation de leurs enfants. Esope était, dit-on, un esclave dont les récits étaient célèbres, et qui aurait été tué à Delphes, on ne sait pas bien pourquoi. Les conclusions, vous dis-je ! Il a dû en faire d’inconvenantes. Un prêtre de cette ville de pèlerinages aura été offensé par une moquerie. Depuis se joue la fable des fabulistes : ils se protègent par des fins au Xanax. Enfants, écoutez bien le milieu des fables.
FABLES par Esope. Trad. du grec ancien par Emile Chambry. Les Belles Lettres, 324 p., 37 €.