L'Express (France)

Esope ou la règle du hamburger

- Par Charles Dantzig Ch. D.

Les fables, c’est comme les hamburgers, c’est meilleur si on enlève le pain. Esope, qui passe pour le fondateur des fables dans ce qu’on appelle « l’Occident », conclut les siennes par des moralités bourrative­s. Il n’existe aucun manuscrit de ce Grec du vie siècle avant Jésus-Christ, et ce sont peut-être les éditeurs posthumes de ses histoires qui les ont ajoutées. Elles sont le plus souvent banales et offensante­s. On vient nous signaler ce que nous avions très bien compris, comme si nous étions des enfants, et comme si d’ailleurs les enfants ne comprenaie­nt pas vite. La plus déprimante convention s’y exprime.

Dans L’Aigle et le Renard, le volatile qui avait dévoré les enfants de son ami quadrupède voit ses petits brûlés à cause d’une maladresse qu’il a commise ; moralité : « Vous n’échapperez pas à la punition du ciel. » Rien n’est plus faux. Nous savons bien que le mal n’est jamais puni, à moins de guerres, et comme on ne les aime pas on laisse la plupart des ogres en paix. Au moment où j’écris cela, je pense à la mort de Li Peng, le 22 juillet dernier, à 90 ans, dans son lit, à Pékin. C’était le Premier ministre qui a fait écraser les manifestan­ts de Tiananmen par des chars. Il a notamment servi Deng Xiaoping, mort lui aussi confortabl­ement, à 92 ans, lui-même un des successeur­s de Mao, obèse lubrique et assassin, mort à 82 ans avec un sourire de satisfacti­on.

Le crime paie, aucune fable n’a osé s’achever ainsi. Bien plus savoureuse est l’observatio­n que fait Esope au milieu de sa fable : « Il dut se contenter, seule ressource des impuissant­s et des faibles, de maudire son ennemi de loin. » Ah voilà. Dans les fables, il est recommandé de se passer du pain de la conclusion. C’est au milieu que se trouve la savoureuse viande de l’exactitude. Les fades conclusion­s servent à endormir le pouvoir qui lirait ces écrits. Les censeurs sont si bêtes et si paresseux qu’ils ne regardent que la fin et le début. C’est ainsi que Laclos a fait précéder Les Liaisons dangereuse­s d’une préface où il feint de s’indigner de l’immoralité de ses

personnage­s ; c’est ainsi que La Fontaine, qui s’est tellement inspiré d’Esope, a ajouté des moralités laissant croire à Louis XIV, qu’il avait rejoint après avoir été au service de son ennemi Nicolas Fouquet, qu’elles étaient inoffensiv­ement à la gloire des lions et des rois. Rassurés par ces moralités fades, les tyrans confient aux fabulistes (comme La Fontaine) l’éducation de leurs enfants. Esope était, dit-on, un esclave dont les récits étaient célèbres, et qui aurait été tué à Delphes, on ne sait pas bien pourquoi. Les conclusion­s, vous dis-je ! Il a dû en faire d’inconvenan­tes. Un prêtre de cette ville de pèlerinage­s aura été offensé par une moquerie. Depuis se joue la fable des fabulistes : ils se protègent par des fins au Xanax. Enfants, écoutez bien le milieu des fables.

FABLES par Esope. Trad. du grec ancien par Emile Chambry. Les Belles Lettres, 324 p., 37 €.

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