Cet été, le nombre de requêtes dans le monde sur Google avec le mot « récession » a littéralement explosé
Partout dans le monde, les signes de ralentissement de l’activité se multiplient, faisant craindre un retour de la récession. De plus en plus de voix plaident pour une relance budgétaire coordonnée.
Hérésie : les taux d’intérêt à long terme sont plus bas que ceux à court terme
En apparence, l’air est toujours aussi léger à Blieskastel, une ville moyenne de la Sarre, dans le centre-ouest de l’Allemagne. En cette fin d’été languissante, l’ombre imposante du château glisse doucement sur les balconnets fleuris des maisons à colombages du centre-ville baroque. On vit tranquillement à Blieskastel. « Jusqu’ici, tout va bien, demain on verra… » souffle Daniel Hager, patron de Hager Group, un des leaders européens du matériel électrique. Avec ses 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires, ses 23 usines dans le monde et ses 11 500 salariés, Hager Group fait partie du club discret de ces grandes entreprises familiales qui font la puissance du made in Germany. « Nous, on est tirés par le dynamisme de la construction. En Allemagne, les besoins sont énormes. Pour d’autres, c’est plus difficile », reconnaît ce patron. Les autres ? A une cinquantaine de kilomètres de là, à Saarlouis, l’usine Ford tourne au ralenti. Pas très loin de là, à Homburg, l’équipementier Bosch a lui aussi vu son carnet de commandes se déplumer. Si Daniel Hager est passé entre les gouttes, pour une bonne partie de l’industrie allemande, la rentrée a le goût amer de la récession. « Entre le pic d’activité de 2018 et aujourd’hui, la chute de la production avoisine les 12 % », confirme Thomas Hüne, un des conseillers de la BDI, la puissante Fédération des industries allemandes. Le problème, c’est qu’il n’y a pas que dans la Sarre que le spectre de la crise refait surface. Cet été, le nombre de requêtes dans le monde sur Google avec le mot « récession » a littéralement explosé, atteignant un niveau sans précédent depuis une décennie. Alors, les oiseaux de mauvais augure donnent de la voix. Cassandre en chef, l’économiste américain Nouriel Roubini, qui a connu son heure de gloire pour avoir prédit la grande crise de 2008, affirme à longueur d’articles que la récession est inévitable. Michael Burry, le financier qui a inspiré l’un des personnages du film The Big Short, croit, lui, savoir d’où viendra la prochaine crise : de produits boursiers au nom barbare d’« ETF ».
Alors, forcément, on commence à trembler. Dans la batterie de clignotants que ces gourous du chaos surveillent comme la glace de la banquise, il y en a un qui a viré au rouge carmin ces dernières semaines : la courbe des taux d’intérêt. Deux aspirines et une grande goulée d’air plus tard, on comprend pourquoi. Aujourd’hui, aux Etats-Unis comme en Europe, les taux d’intérêt à long terme sont désormais plus bas que ceux à court terme. Une hérésie économique, bref un truc anormal. En théorie, plus la durée du prêt est longue, plus le taux d’intérêt doit être élevé pour compenser la prise de risque. Sauf qu’aujourd’hui c’est l’inverse. Où est le problème ? « Depuis la fin des années 1960, un tel signal a toujours précédé la récession de six à dix-huit mois, ce qui placerait le retournement entre décembre 2019 et décembre 2020 », détaille Bruno Cavalier, chef économiste d’Oddo BHF.
« ACCUMULATION D’INCERTITUDES »
Alors faut-il redouter un cataclysme comme en 2008-2009 ? « Le contexte est radicalement différent. Il y a dix ans, la crise avait été provoquée par une bulle de crédits dans l’immobilier aux Etats-Unis, amplifiée par des sorciers de la finance. Aujourd’hui, le coup de froid vient de l’accumulation d’incertitudes », poursuit Bruno Cavalier. La liste est longue comme un jour sans pain : guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine, issue incertaine du Brexit, tension croissante entre l’Amérique et l’Iran, coups de chaud dans le détroit d’Ormuz et les champs pétroliers d’Arabie saoudite, crispation en mer de Chine, crise politique à Hongkong… Autant d’événements qui, mis bout à bout, révèlent les contours d’une planète aux lendemains incertains… Autant de dossiers dans lesquels le politique est au centre du jeu. Alors que les chaînes de valeur sont totalement fragmentées sur la planète, un industriel préférera attendre avant de décider du lieu d’implantation de sa nouvelle usine, histoire de ne pas se prendre de plein fouet des droits de douane prohibitifs. L’attentisme est un cancer qui ronge lentement mais méthodiquement
la croissance. « Dans nos modèles mathématiques, les décisions d’investissement dépendent pour moitié des indices de confiance », soutient Stéphane Déo, stratégiste de la Banque postale Asset Management. Le commerce mondial, véritable baromètre de la santé économique de la planète, a considérablement freiné, comme si une forme de démondialisation douce se dessinait au profit d’une rerégionalisation des échanges. Une récente étude de la Réserve fédérale, la banque centrale américaine, révèle que les bisbilles commerciales sino-américaines pourraient faire perdre à l’Amérique jusqu’à 1 point de croissance. Le problème, c’est que cette accumulation d’incertitudes ébranle une économie mondiale qui n’avait pas retrouvé son allant d’avant la crise de 2008. « Depuis dix ans, c’est comme si le film tournait au ralenti. Si l’activité avait retrouvé son rythme d’antan, la richesse par habitant aux Etats-Unis serait supérieure de 14 % à ce qu’elle est aujourd’hui », calcule l’économiste Véronique RichesFlores. Alors, avec quelques points de croissance en moins ici et quelques autres là-bas, nous voici dans la récession molle. Ou la croissance flasque, c’est au choix. Bref, le purgatoire économique.
En Chine, ce freinage était à l’oeuvre bien avant l’affrontement entre Donald Trump et Xi Jinping. Malgré des tombereaux d’argent injectés dans l’économie par des banques publiques aux ordres du Parti et des prêts ultragénéreux accordés à des conglomérats industriels vieillissants, la locomotive chinoise décélère (voir page 40). Les surcapacités de production minent l’automobile, la sidérurgie, le bâtiment, la chimie… Si l’avancée chinoise est indéniable dans la tech, la robotique, les biotechs ou l’intelligence artificielle, la Chine, usine de la planète pour des produits à faible valeur ajoutée comme le textile ou l’électronique bas de gamme,
est devenue moins compétitive. En cause, l’augmentation des salaires dans les régions côtières et la concurrence du Vietnam, du Bangladesh, de l’Ethiopie, de la Tunisie ou même de certains pays d’Europe centrale comme la Roumanie et la Bulgarie. La guerre commerciale n’a fait qu’accentuer le ralentissement. Au deuxième trimestre, le PIB chinois n’a progressé que de 6,2 % en rythme annuel, la pire performance depuis que la série statistique a été créée en 1992. Quant à la croissance du secteur manufacturier, traditionnellement tirée par les exportations, elle est tombée sous la barre des 5 %, du jamais-vu.
PEU À PEU, LE DOUTE GAGNE WALL STREET
Aux Etats-Unis, la récession, tout le monde en parle mais personne ne la sent encore réellement, à part les fermiers du Midwest qui ont vu le marché chinois se dérober sous leurs santiags. Le taux de chômage est tombé à 3,7 %, le plus bas depuis la fin des années 1960, les salaires galopent à près de 4,5 %, et les Américains sillonnent toujours autant les shopping centers. Trump balaie l’idée de récession à coups de tweets rageurs, mais il y pense tous les matins en se rasant. Comment expliquer son acharnement à exiger une baisse des taux d’intérêt de la Banque centrale, allant même jusqu’à insulter son président, Jerome Powell, sinon par la peur de voir l’économie américaine flancher à l’aube d’une nouvelle campagne présidentielle ? A Wall Street, les investisseurs commencent à douter : ils ont sérieusement revu à la baisse leurs anticipations de bénéfices pour les 500 principales entreprises cotées américaines. Alors qu’ils tablaient sur 7,7 % de croissance des profits pour les sociétés du S&P 500 en début d’année, ils n’en attendent plus qu’une progression de 2,4 %.
« Entre ces deux géants, l’Europe est sans doute le maillon le plus fragile », s’inquiète Mohamed El-Erian, conseiller économique du géant de l’assurance Allianz. Le Royaume-Uni est en lévitation, suspendu à l’issue – dure ou molle – du Brexit. L’Italie est à l’arrêt, étouffée par des problèmes structurels de compétitivité et par les vents tourbillonnants des changements de coalition au pouvoir. La locomotive allemande, elle, est touchée via deux canaux : l’automobile et les exportations, les deux étant étroitement imbriquées. L’automobile au sens large (constructeurs et toute la chaîne de sous-traitants), c’est la moitié de l’excédent commercial, et près de 2,2 millions d’emplois. Elle absorbe à elle seule 11 % de la production de caoutchouc du pays et 40 % de celle d’acier, d’après les calculs de l’économiste Bruno Cavalier. Quand la bagnole s’enrhume, c’est toute l’économie allemande qui tousse (voir page 34). Alors, les fleurons du made in Germany font le gros dos et réduisent la voilure. Leur méthode : le Kurzarbeit, le chômage partiel. Continental, Opel et des dizaines de sous-traitants s’y sont résolus depuis le début de l’été. Tous sont allés frapper à la porte de l’Agence fédérale pour l’emploi afin de lui demander de prendre en charge jusqu’aux deux tiers de la perte de salaire subie par les employés, comme le prévoit la loi. Sauf que le montant de la compensation publique dépend du niveau des rémunérations. Et, dans l’auto, elles
« Entre les géants américains et chinois, l’Europe est le maillon le plus fragile »
sont très élevées, près de 80 % supérieures à la moyenne nationale. Pour des milliers de familles, l’effet sur le pouvoir d’achat et donc sur la consommation sera sensible…
Dans ce purgatoire économique, la France ferait presque figure d’éden. Cocorico ! Pour la première fois depuis près de vingt ans, la croissance française va largement dépasser celle de son voisin allemand. Elle pourrait même être 2 fois supérieure cette année. Ironie de l’histoire, nos faiblesses structurelles – un poids de l’industrie et des exportations plus faibles que chez nos voisins allemands ou italiens – nous protègent. La consommation profite largement des taux bas et des mesures annoncées en début d’année pour endiguer la crise des gilets jaunes. Le crédit en France progresse quasiment 2 fois plus vite que dans le reste de la zone euro. Pour l’Etat, l’époque est bénie.
EN FRANCE, LES FAILLITES DEVRAIENT GRIMPER DE 2 %
A Bercy, il y a au moins un haut fonctionnaire heureux : Anthony Requin, patron de l’Agence France trésor, l’administration chargée de la gestion de la dette. Le 5 septembre, lui et son équipe ont emprunté sur une seule journée la somme record de 10,139 milliards d’euros, majoritairement à taux négatifs. En clair, les investisseurs qui prêtent à l’Etat français sont prêts à perdre de l’argent. « 85 % du stock de dettes françaises se négocient désormais à taux négatifs », explique ce haut fonctionnaire. Sans rien faire, la charge de la dette – c’est-à-dire les intérêts que la France doit payer à ses créanciers – s’allège toute seule : 2 milliards d’euros en moins cette année par rapport aux prévisions initiales. Difficile cependant d’imaginer que la France restera longtemps insensible aux vents mauvais qui soufflent aux frontières. « Ces taux négatifs sont le reflet d’anticipation de croissance mondiale et d’inflation faibles, voire très faibles. Ce qu’on économise aujourd’hui en charge d’intérêts, on risque de le perdre demain en recettes fiscales », s’inquiète Anthony Requin. Un signe ? Après trois années
de recul, les faillites, notamment de grosses boîtes, à l’instar des Fonderies du Poitou ou de l’enseigne de fringues New Look, devraient grimper de 2 % cette année, d’après Euler Hermes.
Comment faire alors pour maintenir l’économie à flot ? Un autre mot en « r » est sur toutes les lèvres : la « relance ». Budgétaire évidemment. Aux Etats-Unis, Donald Trump en a déjà fait des tonnes ces deux dernières années avec un cadeau fiscal pour les entreprises sans précédent depuis les années Reagan. D’après les estimations du Congressional Budget Office, le déficit budgétaire américain atteindrait déjà 4,5 % du PIB cette année, tandis que l’endettement public se hisse à un niveau inégalé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’ex-magnat de l’immobilier multiplie les promesses de baisse d’impôts pour séduire la classe moyenne. Difficile d’y croire, car il faudrait pour cela convaincre les démocrates qui tiennent la Chambre des représentants. En Europe, le sujet est aussi éminemment politique, d’autant que les marges de manoeuvre de la Banque centrale européenne sont désormais très minces (voir page 32). Et le noeud du problème est à Berlin. Avec un excédent budgétaire de 1,7 % du PIB l’an passé, l’Allemagne a les moyens d’ouvrir son porte-monnaie. « L’Etat allemand s’endette aujourd’hui à – 0,6 %, et n’importe quel projet d’infrastructures rapporte davantage à long terme. On aurait besoin d’investir au moins 1 % du PIB, soit près de 30 milliards d’euros chaque année pendant dix ans, dans l’éducation, la transition énergétique, les réseaux ferrés. C’est une aberration de ne pas le faire », s’agace Marcel Fratzscher, président du DIW, un des plus grands think tanks allemands. Encore faut-il jeter aux orties le Schuldenbremse, un mécanisme de frein à l’endettement inscrit dans la Constitution en 2009, et s’asseoir sur le sacro-saint Schwarze Null (le « zéro noir », l’équilibre budgétaire pur et simple), fondement de la coalition SPD-CDU au pouvoir. « Angela Merkel est aujourd’hui trop fragilisée pour imposer un tel virage, d’autant qu’en Allemagne on ne gagne pas les élections en promettant des dépenses », regrette Henrik Enderlein, président de la Hertie School à Berlin. Emmanuel Macron a beau rêver d’une relance européenne coordonnée, il n’a ni les outils ni les soutiens politiques pour la faire vivre. Le temps paraît bien long au purgatoire.
En Europe, la relance est un sujet politique. Et le noeud du problème est à Berlin