MACRON DÉFINIT UNE EUROPE QUI S’ÉTEND “DE LISBONNE À VLADIVOSTOK” ET COMPTE SE RENDRE À MOSCOU POUR LE 75e ANNIVERSAIRE DE LA VICTOIRE DE 1945
Le président français s’est lancé dans un rapprochement avec Vladimir Poutine, malgré les désaccords. A quels objectifs répond sa stratégie ?
Rebattre les cartes avec la Russie est indispensable. » Le 27 août dernier, devant la conférence des ambassadeurs, qui réunit ces derniers chaque année devant le président de la République, Emmanuel Macron ne mâche pas ses mots. Il sait que le redéploiement stratégique qu’il a décidé en direction de Moscou fait largement débat dans les cercles informés. Ce jour-là, il va même jusqu’à faire allusion aux possibles résistances de « l’Etat profond », expression inaccoutumée.
La Russie est clivante ; la nature de son régime en est une des causes principales, hier comme aujourd’hui. Mais le paradoxe culmine avec cette vérité, que pointe Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères qui fait invariablement autorité : « Il est complètement absurde d’avoir aujourd’hui des rapports avec la Russie qui sont plus mauvais que ceux que l’on avait avec l’URSS. » Emmanuel Macron avait inauguré son mandat par une séquence russe menée tambour battant, en mai 2017, à l’occasion de la réception de Vladimir Poutine à Versailles. S’il n’avait alors pas hésité à s’en prendre aux médias russes, qui l’avaient gravement diffamé durant la campagne présidentielle, il s’était néanmoins employé à ouvrir un nouveau chapitre sur le thème du dialogue franco-russe – une toile de fond sans chorégraphie précise.
Le voici aujourd’hui qui enfonce le clou : il définit une Europe qui s’étend « de Lisbonne à Vladivostok » et annonce qu’il compte se rendre à Moscou en 2020 pour le 75e anniversaire de la victoire de 1945, terme de la « Grande Guerre patriotique » selon la formulation d’usage en Russie. Pour mémoire, en 2015, Laurent Fabius, alors ministre des Affaires étrangères, avait refusé d’assister au défilé militaire du 70e anniversaire – c’était un peu plus d’un an après l’annexion de la Crimée. En complément immédiat de cette main tendue, Jean-Yves Le Drian, chargé des Affaires étrangères, et Florence Parly, ministre de la Défense, se sont rendus le 9 septembre à Moscou pour y rencontrer leurs homologues Sergueï Lavrov et Sergueï Choïgou.
Timing bien calculé de part et d’autre. Deux jours plus tôt, Moscou et Kiev avaient procédé à un échange de prisonniers (avec la libération du cinéaste ukrainien Oleg Sentsov, en faveur duquel Macron était intervenu). Un sommet au « format Normandie » (Russie, Ukraine, Allemagne, France) est souhaité à brève échéance. Autant d’étapes franchies au pas de charge depuis la rencontre de Brégançon, le 19 août, qui a vu Poutine et Macron se rapprocher l’un de l’autre, sans toutefois rien concéder sur l’essentiel. Au préalable, comme pour ouvrir le bal, la France avait facilité le retour de la Russie au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, en juin dernier.
En proposant son propre reset (réinitialisation) au galop, Macron se situe à l’opposé de la naïveté ; il ne songe évidemment pas à la résolution rapide des problèmes en cours, si épineux : la guerre du Donbass, en Ukraine (13 500 morts), l’aide décisive apportée à Bachar el-Assad, en Syrie, l’occupation renforcée de deux régions ancestrales de la Géorgie (voir page 62), l’intensification des cyberattaques en
provenance de hackers russes, les nombreuses provocations militaires dans les espaces aérien ou maritime…
Autant de dossiers qui touchent au fond même de la stratégie russe et qu’on ne peut pas imaginer voir évoluer de manière significative. Tout au plus peut-on espérer un « desserrage » sur l’Ukraine et parvenir à « réduire la défiance », comme l’a déclaré JeanYves Le Drian à Moscou ; le prochain « format Normandie » servira d’instrument de mesure des intentions russes. Paris dispose en tout cas d’une nouvelle carte depuis l’élection du jeune président ukrainien, Volodymyr Zelenski, qui a réservé sa première visite européenne à Macron et qui a marqué des points grâce à l’échange de prisonniers du 7 septembre. Mais, en contrepartie, le sort de la Crimée paraît être sorti des écrans radar ; si ni la France ni l’Europe n’admettront de jure l’annexion de cette péninsule, cette question sera en revanche laissée de facto de côté pour permettre d’avancer.
Il n’y a pas de révolution stratégique dans l’activisme de Macron. Après tout, dès 2003, Jacques Chirac prit l’initiative audacieuse de contrer l’intervention américaine en Irak en imaginant un axe franco-germano-russe – Poutine n’en était qu’à ses débuts. Nicolas Sarkozy, ensuite, s’employa à miser sur Dmitri Medvedev, président fantôme aux ordres de Poutine, allant jusqu’à conclure la vente de deux navires Mistral à la marine russe. Las, l’intervention militaire en Libye, en 2011, provoqua la colère de Poutine et mit fin au rapprochement.
François Hollande fit de son mieux pour renouer le dialogue après l’épisode libyen, quand éclata la guerre d’Ukraine. Tatiana Kastouéva-Jean, chercheuse à l’Ifri, résume la parenthèse : « C’est sous la présidence Hollande que la relation a atteint un des points les plus bas de son histoire, marquée par l’annexion de la Crimée [en mars 2014], les sanctions [prises par l’UE et par les Etats-Unis], la résiliation des contrats de vente des porte-hélicoptères Mistral ou encore l’annulation de la visite de Poutine à Paris, en octobre 2016. »
Ce qui change vraiment avec Macron ne relève pas du seul cadre des relations bilatérales franco-russes, mais bien davantage de l’ordre – ou plutôt du désordre – du monde. Le président semble avoir à l’esprit de traverser les différends avec la Russie pour forer des zones d’intérêts communs dans des dossiers globaux. De quoi permettre à la France de reprendre la parole avec plus de poids, car Moscou est le pont idéal vers les régimes dits « illibéraux », dont Poutine rêve d’être le leader planétaire.
Au premier rang des attentes françaises, l’Iran. Pour sauver l’accord conclu avec Téhéran en 2015, dont les Etats-Unis sont sortis unilatéralement le 12 mai 2018, l’appui de Moscou aux efforts français est indispensable. De même que le rôle de la France peut être très utile aux Russes pour transformer leur effroyable victoire militaire en Syrie en solution politique. Deuxièmement, la différence fondamentale entre Macron et ses prédécesseurs, c’est qu’il doit « parler à la mâchoire » de Donald Trump.
MOSCOU EST LE PONT IDÉAL VERS LES RÉGIMES DITS « ILLIBÉRAUX »
Confrontation chaotique et imprévisible. S’il est réélu le 3 novembre 2020, ce dernier pourrait soudain déclencher « une nouvelle percée diplomatique qui viserait à améliorer les relations avec Moscou sans prévenir les Européens et à leur détriment », comme croit le déceler un ancien diplomate russe de haut rang.
LA DROITE À L’UNISSON
Ce n’est pas par hasard que, lors de la dernière conférence des ambassadeurs, Emmanuel Macron a parlé à plusieurs reprises au nom de l’Europe tout entière. Or l’Allemagne s’est trouvée prise par surprise, la Pologne et les pays baltes ne laisseront pas faire, le Royaume-Uni ne peut pas passer l’éponge sur l’affaire Skripal, les PaysBas n’ont aucune intention d’oublier la mort de 196 de leurs ressortissants dans la destruction par un missile du Boeing du vol MH17, le 17 juillet 2014…
Macron connaît parfaitement bien ces obstacles. Comme il sait par coeur que la levée des sanctions contre la Russie ne relève pas du tout du champ des relations bilatérales ; les mesures ont été prises au niveau de l’Union européenne ainsi que par les Etats-Unis.
En réalité, c’est le facteur politique qui se révèle déterminant, comme le résume Michel Duclos, ancien ambassadeur, analyste international à l’Institut Montaigne et auteur de La Longue Nuit syrienne (Ed. de l’Observatoire) : « Emmanuel Macron a été tenu absent de la scène internationale pendant plusieurs mois en raison de la crise des gilets jaunes. Avec les résultats des élections européennes, plutôt positifs pour lui, ses succès dans la nomination des têtes de l’exécutif à Bruxelles, puis la séquence du G7 de Biarritz, il a trouvé l’occasion de reprendre l’initiative. » Il ne faut donc pas exagérer le dessein stratégique. « D’une part, ajoute Michel Duclos, Macron n’a pas d’a priori sur les questions internationales, d’autre part, il est sensible au bruit de fond émis par les élites françaises en faveur du rapprochement avec la Russie. »
Le courant dominant pèse de tout son poids, il balaie désormais l’ensemble de l’échiquier, à l’exception de la vieille gauche socialiste, de toute façon à bout de souffle. Nicolas Sarkozy, qui s’est déclaré favorable à la levée des sanctions, a recommandé à Emmanuel Macron l’« opération Brégançon ». L’ensemble de la droite est à l’unisson, sans parler du Rassemblement national, qui se déclare ouvertement prorusse. Au titre des experts, Hubert Védrine considère sans idéologie qu’il faut « reconstruire une relation plus réaliste avec la Russie pour éviter de la pousser vers la Chine ».
Jean-Pierre Chevènement, de son côté, nommé par Macron représentant spécial de la France pour la Russie, estime que Paris doit défendre la spécificité de sa politique étrangère en gardant une ligne privilégiée avec Moscou, argument qui se tient. Enfin le patronat français est très favorable à la suppression des sanctions : lors de l’université d’été du Medef, le 29 août dernier, Nicolas Sarkozy a été ovationné lorsqu’il a plaidé en ce sens ainsi que pour la réintégration de la Russie dans le G8.
IL Y A DEUX POUTINE
A Moscou, Vladimir Poutine a tout à gagner à une meilleure relation. Il y a deux Poutine, explique finement Michel Duclos : « Celui qui faisait des offres de service à George W. Bush en 2001, à une époque où l’Amérique était l’horizon indépassable dans l’esprit des dirigeants postsoviétiques et où la Chine ne constituait pas une alternative, et celui qui a changé de polarisation après l’annexion de la Crimée, en 2014, en signant des accords pétroliers et en concluant une coopération militaire avec Pékin. Il est alors devenu naturel de se tourner vers la Chine. » Cet axe stratégique ne s’effacera pas, mais Poutine peut être intéressé par le besoin de corriger son image en cessant d’être un paria pour les démocraties libérales, qui ne sont pas encore aussi finies qu’il aime le dire.
L’idée est loin d’être neuve. L’Europe qui irait de l’Atlantique à l’Oural, selon la formule du général de Gaulle répétée publiquement près d’une quinzaine de fois, demeure à advenir. Mikhaïl Gorbatchev, lui, parlait d’une « maison européenne commune », autre fiction. En appelant de ses voeux une « nouvelle architecture », Emmanuel Macron ajoute sa pierre à un édifice qui reste entièrement à construire.