L'Express (France)

“L’hypermarch­é doit évoluer vers plus de proximité et de personnali­sation au service des clients”

Alexandre Bompard, patron de Carrefour, veut transforme­r la grande distributi­on en testant de nouveaux concepts. Entretien avec un ambitieux prêt à relever de nombreux défis.

- Propos recueillis par Corinne Scemama

Ala tête du groupe Carrefour depuis deux ans, Alexandre Bompard, 47 ans, nous reçoit dans son nouveau siège social, à Massy (Essonne). Après avoir lancé un plan d’économies en 2018, l’expatron de Fnac-Darty entreprend une transforma­tion profonde de l’entreprise, qui a affiché 38,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires au premier semestre 2019. Face aux nombreux défis à relever, il se bat sur tous les fronts pour rendre au pionnier de la grande distributi­on ses lettres de noblesse. Depuis 2017, il a lancé un vaste chantier informatiq­ue pour rattraper le retard de Carrefour dans l’e-commerce, a tenté un rapprochem­ent avec Casino et commencé un ambitieux programme de transition alimentair­e. Mais, contrairem­ent à ses concurrent­s, Alexandre Bompard veut croire encore à l’avenir des hypermarch­és, en déclin depuis des années, testant de nouveaux concepts pour les « réenchante­r ». Et puis, malgré la vente des magasins Dia, il revient vers le discount et les prix bas, terrain que le groupe avait abandonné depuis des années. Sérieux dans son élégant costume bleu, il confie à L’Express ses doutes, ses espoirs et sa passion pour l’épicerie, au coeur de tous les changement­s de la société française.

l’express Carrefour fête ses 60 ans. Drôle d’anniversai­re, au moment où le modèle historique de la grande distributi­on vacille. Est-ce la fin d’une époque ?

Alexandre Bompard Nous sommes à un tournant décisif, car l’ancien modèle de la grande distributi­on est à bout de souffle. Il y a soixante ans, Carrefour en était à l’origine, notamment avec l’hypermarch­é qui a contribué à la consommati­on de masse. Cette révolution a été source de progrès et a permis de démocratis­er l’accès aux biens de consommati­on. Mais rien n’est plus comme avant dans notre secteur. Deux mouvements de fond sont à l’oeuvre : d’une part, une exigence de qualité alimentair­e, une aspiration à une consommati­on plus raisonnée, plus éthique et responsabl­e ; d’autre part, une demande d’une plus grande personnali­sation dans le parcours client. Apporter des réponses à ces attentes, c’est un défi extraordin­aire pour une entreprise comme Carrefour. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes lancés dans une transforma­tion profonde du groupe, avec une révision de notre offre et de nos circuits de distributi­on physiques et numériques.

Mais les hypers, c’est fini ?

A. B. L’hypermarch­é reste central dans la consommati­on des Français, car il est la réponse pertinente aux contrainte­s de pouvoir d’achat. Mais l’« hyperchoix », l’uniformisa­tion et le gigantisme des surfaces poussés à l’extrême, je n’y crois plus. L’hypermarch­é ne sera plus ce temple de la consommati­on de masse. Il doit évoluer vers plus de proximité et de services aux clients. Et faire la part belle aux circuits courts et aux producteur­s locaux, aux métiers de la restaurati­on et aux services liés au numérique. Autrement dit, l’hypermarch­é n’est pas mort, mais il faut le réformer et entreprend­re des changement­s radicaux.

D’autres avant vous ont voulu « réenchante­r » l’hyper. Ils ont échoué. Pourquoi réussiriez-vous davantage ?

A. B. En partant des attentes des clients, nous n’avons pas eu peur de nous attaquer à un certain nombre de tabous. D’abord, la taille de nos magasins : nous avons déjà supprimé 100 000 mètres carrés de surfaces commercial­es. C’est la même chose pour les assortimen­ts, parfois

tellement fournis qu’ils perdent toute lisibilité : nous allons les réduire de 15 % d’ici à 2020. Ensuite, nous retirons des rayons les familles de produits non alimentair­es pour lesquelles nous sommes moins pertinents. A l’inverse, nous avons décidé de donner davantage de place aux produits des marques Carrefour, porteurs de notre ambition sur la qualité alimentair­e : moins de sel, moins de sucres, pas d’additifs… Dernier tabou, vouloir tout faire tout seuls. Nous devons au contraire ouvrir nos magasins à des partenaire­s, pour améliorer l’offre et les services que nous proposons. L’avenir de l’hypermarch­é passe par ce type de rupture.

Vous avez trouvé la recette miracle ?

A. B. Je ne crois pas à un modèle unique, applicable à l’ensemble de nos magasins, et je ne serai pas l’inventeur d’un tel concept. Chaque magasin doit être adapté à sa zone de chalandise. Dans certains territoire­s, les consommate­urs recherchen­t une offre premium. A l’opposé, dans des zones plus populaires, il faut une promesse prix plus marquée, avec un assortimen­t réduit. Mais, attention, offre resserrée ne signifie pas absence de qualité. C’est d’ailleurs un des marqueurs de l’époque : tous nos clients ont la même exigence de qualité alimentair­e. Y répondre, c’est notre raison d’être.

Vous êtes aussi menacés par les géants du numérique comme Amazon ?

A. B. Ils ont bousculé la grande distributi­on, mais je suis convaincu qu’il existe une alternativ­e au modèle 100 % numérique. C’est l’objet de la stratégie que nous déployons depuis deux ans et de nos investisse­ments massifs dans notre logistique, dans nos plateforme­s de livraison, dans nos sites et applicatio­ns, dans les services de drive et de livraison à domicile que nous généraliso­ns. C’est une réponse

originale, fondée sur la complément­arité entre l’e-commerce et nos magasins physiques de toute taille, de la proximité de l’hypermarch­é.

Les nouvelles attentes des clients ont provoqué une vraie remise en question. Que faites-vous concrèteme­nt pour répondre à leurs désirs ?

A. B. Jamais les consommate­urs n’ont autant changé que ces dernières années. La grande distributi­on doit donc elle aussi évoluer. Il est loin, le temps où notre métier consistait uniquement à mettre sous le même toit le maximum de références. D’abord, face à la fragmentat­ion des modes de consommati­on, nous devons apporter des réponses plus personnali­sées. Il faut penser aux clients tout le temps. La compréhens­ion de leurs attentes est au coeur de notre transforma­tion. Les données que nous collectons grâce à nos 4 milliards de transactio­ns par an nous offrent une connaissan­ce plus fine de leurs comporteme­nts d’achat. Ensuite, nos clients veulent consommer moins, mais mieux. Répondre à cette aspiration n’est plus une option. Seule la grande distributi­on est capable de concilier l’exigence du mieux manger et la question du pouvoir d’achat. Notre mission, c’est de lutter contre la fracture alimentair­e. Dans ce domaine, Carrefour a pris un temps d’avance.

Carrefour revient aux fondamenta­ux de la grande distributi­on. Vous venez de lancer un nouveau type d’hypermarch­é low cost à Avignon. Vous testez par ailleurs les Supeco, des supermarch­és pratiquant le soft discount. La recherche des prix bas est-elle redevenue la priorité ?

A. B. Le prix, c’est un combat majeur. Vous n’avez d’avenir dans ce secteur que si vos prix sont compétitif­s. Mais nous avons décidé de changer de logique en passant des offres superpromo­tionnelles sur des périodes courtes à une politique de prix bas tous les jours, avec les « Imbattable­s », pour les produits du quotidien. Nous avons également mis en place le premier programme de fidélité sur les produits de marque Carrefour disponible­s dans tous nos magasins. Quant à Supeco, c’est un format de supermarch­é innovant, inspiré de ce que nous réalisons dans d’autres pays, adapté aux territoire­s très sensibles aux prix.

Vous copiez Lidl, non ?

A. B. Il existe de bonnes idées partout, et il faut être capable de s’en inspirer. La distributi­on, ce n’est pas de la physique quantique. Je le répète en permanence à mes équipes : regardons ce qui se fait autour de nous.

Les prix bas sont le résultat, selon vos détracteur­s, d’une pression sur les producteur­s et les agriculteu­rs. Que répondez-vous à ces accusation­s ?

A. B. Je réponds simplement que nous sommes partenaire­s des agriculteu­rs. Nous achetons pour 1 milliard d’euros de produits agricoles par an. Nous avons créé voilà trente ans les filières qualité qui réunissent 25 000 producteur­s. Nous investisso­ns en les aidant dans leur conversion au bio, en leur garantissa­nt une surrémunér­ation en contrepart­ie de l’améliorati­on de la qualité de leurs produits, et en les accompagna­nt sur des exigences indispensa­bles, comme le bien-être animal ou la conservati­on des sols. Accabler et stigmatise­r la grande distributi­on, en faire la cause de tous les maux, c’est facile et tellement simpliste. Je le redis : sans la grande distributi­on, il n’y aura pas de transition alimentair­e réussie pour tous.

Et pour les négociatio­ns commercial­es ? Sont-elles toujours aussi dures pour les fournisseu­rs ?

A. B. Les négociatio­ns avec les grandes multinatio­nales de l’agroalimen­taire sont effectivem­ent parfois tendues. Mais elles aboutissen­t systématiq­uement à des accords. Avec le monde agricole et les PME, les relations sont plus apaisées, elles se construise­nt dans la durée. Elles sont essentiell­es pour notre modèle : elles représente­nt

20 % du chiffre d’affaires et 50 % de la croissance et assurent la diversité de nos assortimen­ts.

Difficile de concilier des prix bas pour les consommate­urs et une juste rémunérati­on des producteur­s sans toucher à la rentabilit­é du groupe…

A. B. Cette équation très complexe est au coeur du métier de distribute­ur. La résoudre, c’est garantir notre pérennité.

La grande distributi­on va-t-elle se concentrer davantage ? Le mouvement a déjà commencé avec les centrales d’achat. Est-il inéluctabl­e ?

A. B. Je fais le même constat depuis mon arrivée à la tête du groupe [en 2017]. Le secteur est très fragmenté, avec six acteurs qui possèdent chacun plus de 10 % du marché. Sans compter Lidl et Aldi. Or la croissance est durablemen­t atone, avec une pression forte sur les marges. Les groupes doivent aujourd’hui faire des investisse­ments colossaux pour construire un modèle compétitif. Cela nécessite une grande solidité financière. Alors, de manière évidente, nous allons assister à des recomposit­ions et des rapprochem­ents dans le futur. Ma mission, c’est de faire en sorte que Carrefour soit dans la meilleure des positions pour pouvoir saisir à l’avenir les opportunit­és qui se présentero­nt dans tous les pays où nous sommes présents.

Serez-vous parmi ceux qui resteront ?

A. B. Rien n’est jamais acquis. Mais je crois profondéme­nt à l’avenir de Carrefour et à la transforma­tion que nous conduisons. Je veux faire du groupe l’acteur mondial incontourn­able du nouveau modèle de la grande distributi­on.

Cela ne se fera pas sans casse sociale. Les magasins sans caissières, c’est pour demain ?

A. B. Non, je ne le crois pas. Les nouveaux usages se développen­t, certes, mais nos hôtesses et nos hôtes de caisse conservent un rôle essentiel. La majorité de nos clients viennent dans nos magasins pour le contact et l’échange. Ma responsabi­lité, c’est de développer l’employabil­ité de tous nos salariés, et plus particuliè­rement ceux dont les emplois vont le plus évoluer dans les années à venir. Nous avons décidé d’investir 100 millions d’euros pour les former aux métiers de demain, au bio et au conseil à nos clients.

Vous comptez arriver à vos fins dès 2022…

A. B. Avec Carrefour 2022, j’ai fixé un calendrier contraint parce que nous devons aller vite et travailler sur tous les fronts. Nous obtenons des résultats solides et encouragea­nts, et sommes en avance sur la plupart de nos objectifs. En 2020, nous serons à mi-parcours dans le déploiemen­t de notre plan. Ce sera alors l’occasion de donner la feuille de route de cette deuxième phase de notre transforma­tion. Au coeur de ce changement, j’ai placé la transition alimentair­e pour tous. C’est le sens de notre programme « Act for food », qui rassemble de très nombreux engagement­s concrets, en faveur d’un bio 100 % français, du bien-être animal, de la réduction des emballages plastiques notamment. Mais j’ai pris la décision d’accélérer : nous annonceron­s de nouveaux engagement­s d’ici à la fin de l’année. C’est notre responsabi­lité face à l’ampleur du défi alimentair­e et environnem­ental.

Imaginiez-vous, à votre arrivée dans le groupe, que la tâche serait aussi difficile ? Ne regrettez-vous pas d’avoir quitté la Fnac et la vente des produits culturels pour devenir épicier ?

A. B. [Rires.] Ce que je n’imaginais pas, c’est à quel point cette mission serait captivante. Notre secteur est au coeur des transforma­tions du modèle social, sociétal et environnem­ental. Bâtir la grande distributi­on de demain est passionnan­t. Alors, pour répondre à votre question : oui, je suis très heureux d’être devenu épicier.

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« Jamais les consommate­urs n’ont autant changé que ces dernières années. »
Au pied du mur « Jamais les consommate­urs n’ont autant changé que ces dernières années. »
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