“Même s’ils sont moins médiatisés, les pelotons de poids lourds qui se conduisent tout seuls viendront plus vite que les voitures autonomes”
A l’avenir, des poids lourds circuleront en pelotons automatisés, reliés par Wi-Fi. A la clef, des coûts réduits et plus de sécurité.
Imaginez. Quelque part sur une aire de repos, un chauffeur de poidslourds’apprêteàreprendre la route. Confortablement assis dans sa cabine, il appuie sur un gros bouton lumineux. A la manière d’un smartphone recherchant des objets connectés environnants, son 38 tonnes se synchronise alors en Wi-Fi avec deux autres camions situés à proximité. Quelques instants plus tard, les trois véhicules quittent leur emplacement et s’engouffrent sur une voie rapide en file indienne. Celui de tête, conduit par un humain, sert de guide aux deux autres, pilotés par… un logiciel et des capteurs. Ce scénario n’a rien de futuriste. Des convois partiellement automatisés – avec des chauffeurs dans chaque camion pour reprendre les commandes en cas de pépin – sont déjà testés en Europe du Nord, aux EtatsUnis et en Asie. Cette conduite en peloton – « platooning » pour les initiés – pourrait être expérimenteé en France, dans les Landes, d’ici deux à trois ans. « Nous sommes en train de monter un projet sur l’A63, confirme Olivier Quoy, directeur général d’Atlandes, le concessionnaire de la section d’autoroute entre Salles (Gironde) et Saint-Geours-deMaremne(Landes). »Avecsestroisvoies et ses chaussées séparées, ce bout d’asphalte rapide, bordé de pins, est un terrain d’expérimentation idéal.
Assisterions-nous à un dépassement en règle ? Dans la course à l’autonomie, les camions prendraient-ils de
l’avance sur les véhicules légers destinés au grand public ? Bernard Jacob, directeur scientifique délégué à l’Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux, en est persuadé : « Même si les poids lourds sont moins médiatisés, leur automatisation en pelotons pourrait venir plus vite. » D’abord pour des raisons économiques. En laissant un logiciel gérer le freinage, on peut réduire au minimum les distances entre les camions (jusqu’à 5 mètres au lieu des 50 requis par la loi) et donc la résistance aérodynamique. Avec, à la clef, une économie de carburant de 3 à 5 % ! Un gain non négligeable pour les sociétés de transport aux marges serrées. Ensuite, un platooning en bonne et due forme aura l’avantage de ménager le facteur humain. En laissant la machine conduire une partie d’un convoi, les chauffeurs se fatiguent moins, ce qui leur permet, en se relayant, de rouler davantage pendant une journée de travail (jusqu’à 200 kilomètres de plus selon certains calculs préliminaires). Enfin, l’automatisation permettra d’améliorer la sécurité, grâce à une conduite apaisée. C’est la fin des dépassements imprévisibles et dangereux qui consistent, pour un chauffeur, à coller au plus près un autre camion afin de profiter de son aspiration.
« Sur un plan technologique, le défi qui se présente est conséquent mais pas démesuré », confie Bernard Jacob. Au coeur du système, le logiciel de bord doit être assez fiable pour gérer sur les routes plusieurs véhicules pesant des dizaines de tonnes. A lui, par exemple, d’être suffisamment intelligent pour anticiper le trafic et, à l’approche d’une sortie d’autoroute, de dissoudre le convoi afin de laisser sortir les voitures qui le souhaitent. Pour le faire fonctionner, il faudra aussi définir des zones (axes autoroutiers) et des conditions durant lesquelles les camions autonomes seront autorisés ou interdits – notamment en cas de mauvaises conditions météo. « Tout cela se fera par étapes, croit Olivier Quoy. Nous verrons d’abord apparaître du platooning de base de niveau A. » Dans ce cas de figure, les camions roulent à une distance de 15 à 20 mètres les uns des autres et les conducteurs, toujours présents, gardent les mains sur le volant et les yeux sur la route. Seules des aides à la conduite leur envoient des messages d’alerte – « vous êtes trop près », « trop loin », « votre vitesse n’est pas bonne », etc. L’intérêt de ce platooning de bas niveau est qu’il ne nécessite pas de lourds investissements. Il suffit de conserver sa flotte de camions, de les équiper de capteurs et d’intégrer une nouvelle interface dans leur habitacle. De même, la formation des conducteurs peut se faire rapidement.
DÉLÉGUER LA CONDUITE
Pour le platooning avancé de niveau C, en revanche, c’est une autre paire de manches. Ici, la distance entre les poids lourds peut tomber à 5 mètres. Trop court pour permettre à un cerveau humain de réagir en cas de problème. Les conducteurs qui ne sont pas dans le véhicule de tête devront donc déléguer la conduite à un logiciel. Ils pourront lâcher le volant, lire un livre ou travailler sur leur tablette. « En cas de freinage, le camion de tête transmettra instantanément la consigne aux véhicules qui suivent, avant même que les capteurs ne repèrent la manoeuvre », détaille Gilles Baustert, directeur marketing de Scania France. Ce type de convoi générera plus de gains pour les transporteurs. Mais il requiert des véhicules suffisamment autonomes pour s’adapter à la majorité des situations rencontrées sur la route. Une technologie à portée de main, à en croire les fabricants
comme Volvo, Man ou Scania. Ces derniers ont déjà effectué de nombreux tests sur piste et sur route.
Les efforts d’automatisation se poursuivent également dans les instituts de recherche. Chez Vedecom, par exemple, des experts mettent au point des technologies afin de faciliter et de sécuriser les échanges d’informations entre les convois et la route. Pour développer cette architecture futuriste, pas besoin de semi-remorques. De petites voitures électriques suffisent. « Dans le cadre du projet européen Autopilot, nous faisons rouler un cortège de trois Twizy : un véhicule de tête et deux suiveurs, dans lesquels les conducteurs peuvent lâcher le volant », détaille Floriane Schreiner, coordinatrice de projets collaboratifs. Ces expérimentations menées à Versailles étudient le franchissement des carrefours. « Des bornes intelligentes installées au bord de la route renseignent les voitures sur l’état du feu et sur le temps restant avant qu’il ne change de couleur. A terme, les convois récupéreront d’autres types d’informations, comme la présence d’un chantier ou d’un bouchon à 5 kilomètres de distance », précise Floriane Schreiner. Chez SystemX, les experts planchent, eux, sur des simulateurs : « Mobiliser des véhicules pour effectuer des tests physiques coûte cher, justifie Adbdelkrim Doufene, directeur stratégie et programmes. Dans notre institut de recherche, nous recréons des situations de conduite particulières – soleil en face, neige, grêle, une voiture qui double – pour voir comment les logiciels intégrés dans les véhicules réagissent. »
RÉGLEMENTATION ADAPTÉE
Bien sûr, l’autonomie ne pose pas uniquement des défis techniques. Avant de voir des files de camions autonomes circuler en grand nombre, il faudra adapter la législation et tenir compte de l’avis des usagers de la route. « Les constructeurs devront investir des centaines de millions de dollars pour mettre au point des systèmes performants. Mais ils ne le feront que si les transporteurs achètent les camions. Or ceux-ci ne franchiront le pas que s’ils peuvent les utiliser immédiatement, confie un expert. Et, pour l’heure, la réglementation les en empêche. Seules quelques dérogations ont été accordées, aux Etats-Unis notamment, pour une exploitation commerciale limitée. » Conscients de ces contraintes, certains constructeurs parient, pour poursuivre leurs recherches, sur l’autonomie individuelle des véhicules. « Il s’agit de mettre au point des prototypes plus légers, utilisés dans des milieux fermés comme les installations portuaires ou les mines. Des lieux où les trajets se font de manière répétitive et où les risques de rencontrer une famille partant en vacances sont nuls », résume Gilles Baustert. Le groupe Volvo, par exemple, a dévoilé récemment son modèle électrique Vera. Un engin complètement plat, sans habitacle, capable de livrer des conteneurs sur de courtes distances et apte à franchir tout seul des rondspoints ou des barrières de sécurité. De même, la start-up suédoise Einride développe un appareil sans cabine pouvant embarquer une quinzaine de palettes. Il sera bientôt testé sur les pistes du groupe français Michelin. Aux Etats-Unis, enfin, plusieurs sociétés parient aussi sur le camion autonome. Les cinq plus avancées ont déjà levé, à elles seules, plus de 300 millions de dollars. De quoi accélérer le passage vers un monde sans chauffeur.