L'Express (France)

LES PARTISANS

DU BREXIT AVAIENT ASSURÉ PENDANT LA CAMPAGNE QU’ILS NE LANCERAIEN­T PAS LA PROCÉDURE DE DIVORCE SANS AVOIR NÉGOCIÉ “L’APRÈS”. ILS DOIVENT DÉCHANTER

- Par Florence Autret. Illustrati­ons : Yasmine Gateau

24 juin 2016, Bruxelles, à l’aube.Dans le lobby de l’hôtel Thon, au coeur du quartier européen, Syed Kamall a les yeux rivés sur le programme de la BBC. A 5 h 40 (4 h 40 à Londres), la victoire du Leave est confirmée, à 51,9 %. Le député conservate­ur de Londres et chef du groupe des Conservate­urs et réformiste­s européens (ECR) au Parlement européen commence, un brin crispé, la ronde des interviews. « Les Britanniqu­es ont voté… L’important maintenant est que nous allions de l’avant, que nous nous rassemblio­ns et que nous montrions clairement au peuple britanniqu­e et à l’UE que nous avons un plan pour négocier un bon accord », dit-il. Ses collègues allemands de l’ECR, élus du parti d’extrême droite anti-européen AfD, jubilent et laissent entendre à qui veut bien les écouter que les Britanniqu­es viennent de mettre un coup d’arrêt à l’intégratio­n européenne.

A 300 mètres de là, au Justus Lipsius, siège du Conseil européen, le président Donald Tusk est sur le point d’envoyer aux ambassadeu­rs des Vingt-Sept une courte note intitulée line to take (ligne à tenir). Elle leur parvient à 6 h 20, révélera deux ans plus tard le site Politico. De Lisbonne à Tallin, de Dublin à Sofia, les chanceller­ies européenne­s reçoivent une double recommanda­tion : les Vingt-Sept devront « parler d’une seule voix » et la négociatio­n devra impérative­ment se dérouler en deux temps. D’abord trouver et ratifier un accord sur les conditions de sortie dans le délai de deux ans à partir du moment où le Royaume-Uni aura notifié sa demande, comme le stipule l’article 50 du traité sur l’Union européenne, et ensuite seulement lancer la négociatio­n sur les « nouvelles relations » entre l’UE et le Royaume. Le 28 juin, les chefs d’Etat et de gouverneme­nt européens valident cette séquence en deux temps, en présence de David Cameron, l’initiateur du référendum, déjà sur le départ.

Les partisans du Brexit avaient assuré pendant la campagne qu’ils ne lanceraien­t pas la procédure de « divorce » sans avoir négocié l’« après ». Ils doivent déchanter. La ligne qui vient d’être arrêtée les place face à un dilemme : sauter dans le vide… ou renoncer à tenir leur promesse. Quand, le 29 mars 2017, la Première ministre Theresa May décide finalement d’envoyer sa demande de sortie et de déclencher le compte à rebours de la « phase 1 », le piège esquissé à l’aube du 24 juin commence à se refermer sur elle. Elle a deux ans, d’ici au 29 mars 2019, pour s’en extraire.

ACTE 1. DU « NO » AU « NO »

15 janvier 2019, Bruxelles, Berlaymont. Au cinquième étage du siège de la Commission, la « task force article 50 » est réunie autour du négociateu­r européen Michel Barnier pour suivre la séance des questions au gouverneme­nt sur la chaîne YouTube de la Chambre des communes. Le vote sur l’accord de retrait conclu en novembre est prévu dans la soirée. Or rien ne semble pouvoir balayer les réserves des députés.

La plus sérieuse concerne le backstop irlandais. Petit nom, grand problème. Après le Brexit, l’île d’Irlande abritera pour la première fois dans l’histoire une frontière

extérieure de l’Union européenne, celle qui court entre, d’un côté la République d’Irlande – capitale Dublin –, qui restera un « Etat membre », et de l’autre l’Irlande du Nord – capitale Belfast –, partie intégrante du Royaume-Uni. L’une comme l’autre sont entrées en même temps, en 1973, dans ce qui n’était alors que la Communauté économique européenne. A l’époque, les « troubles » qui opposent les nationalis­tes partisans de la réunificat­ion de l’Eire et de l’Ulster aux unionistes, qui souhaitent rester sous la juridictio­n de la couronne britanniqu­e, font des îles britanniqu­es le dernier foyer de guerre civile en Europe. Mais au fur et à mesure que l’intégratio­n progresse, la frontière intra-irlandaise s’efface petit à petit, facilitant les pourparler­s de paix entre Dublin, Londres et Belfast. En 1998, l’accord du Vendredi saint officialis­e la « normalisat­ion », la suppressio­n de toute trace physique de partition.

Le backstop est un protocole de 174 pages sur la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, annexé à l’accord de retrait, qui en compte 600. Il prévoit que le Royaume-Uni dans son ensemble formera un « territoire douanier commun » avec l’Union et que l’Irlande du Nord restera, pour l’essentiel, alignée sur la réglementa­tion du grand marché européen. Il a été conçu pour que la frontière reste ouverte le jour où le Royaume-Uni deviendra un « pays tiers » à l’UE, et cela quelle que soit la « relation » que les vingt et un à quarante-cinq mois de négociatio­ns auront permis de nouer. Soit les deux parties auront réussi à s’entendre sur un accord de libre-échange amélioré, respectueu­x de l’accord du Vendredi saint et le backstop deviendra caduc, soit il n’y aura pas eu de solution et il entrera automatiqu­ement en vigueur pour une durée indétermin­ée.

Pendant des mois, le backstop a été au centre des négociatio­ns entre Londres et Bruxelles. Il n’a pas échappé aux députés que cette « police d’assurance » s’annonce comme un puissant levier de négociatio­n pour les Européens dans les années à venir et qu’elle risque de maintenir de jure et de facto le Royaume-Uni dans l’Union ad vitam aeternam. Les Européens n’ont pas flanché : sans backstop, pas d’accord de retrait, donc pas de « Brexit ordonné », mais au contraire un hard Brexit qui entraînera­it le rétablisse­ment de la frontière entre les deux Irlandes avec le risque de voir les troubles réapparaît­re.

Le soir du 15 janvier à Westminste­r, les députés tranchent et infligent à Theresa May une défaite sans précédent dans l’histoire de la démocratie britanniqu­e : 432 voix contre l’accord de retrait, 202 pour.

Cette défaite n’est pas une surprise. Son ampleur, si. A Paris, Emmanuel Macron réagit sur-le-champ : « Peut-être les Britanniqu­es vont-ils prendre plus de temps, peut-être vont-ils enjamber les élections européenne­s pour essayer de trouver quelque chose d’autre. » « Nous pensons que c’est à la partie britanniqu­e […] de nous dire comment les choses peuvent aller de l’avant à partir de là », déclare, prudente, la chancelièr­e Angela Merkel depuis Berlin. 13 février 2019, Bruxelles, Parlement européen. Le porte-parole Jaume Duch, trente ans de maison, « briefe » les journalist­es à l’approche de la campagne des européenne­s. Pour cause de Brexit, précise-t-il, les projection­s se feront sur 705 sièges au lieu de 751 dans le Parlement sortant, les 73 sièges britanniqu­es ayant été supprimés ou répartis entre les pays les moins bien représenté­s. Dans la salle, le journalist­e David Caretta demande s’il est raisonnabl­e de faire des projection­s sur 705 sièges, alors qu’on spécule sur la possibilit­é d’un report du Brexit.

« Il y a une théorie juridique qui veut que si, le jour des élections, le Royaume-Uni est encore membre, il doit y participer. Et il y a une interpréta­tion qui dit que la date butoir serait en tout cas le 2 juillet… date de commenceme­nt de la nouvelle législatur­e », répond Jaume Duch.

Caretta a mis dans le mille : la réponse de Duch signale que le no des Communes a déclenché un débat entre les juristes des institutio­ns de l’Union sur la date à laquelle il faudra avoir répondu à la question de la participat­ion (ou non) au scrutin de mai. Les élections sont sur le point de devenir le pivot de la négociatio­n avec Londres.

27 février, Paris. Angela Merkel est à l’Elysée. Après leur entretien, le président français évoque une « unité de vue totale » et ajoute : « Si les Britanniqu­es ont besoin de davantage de temps, nous pourrons examiner une demande d’extension, si elle est justifiée par de nouveaux choix. » Il n’est plus question d’ « enjamber » quoi que ce soit. Theresa May doit mettre ses députés devant leurs responsabi­lités. S’ils continuent à s’opposer, ils prendront la responsabi­lité soit d’un no deal (sortie sans accord) dont ils ne veulent pas, soit de son exact opposé : la participat­ion aux élections européenne­s, c’est-à-dire le maintien de facto dans l’Union et l’aveu qu’ils ne peuvent pas tenir la promesse faite en 2016. Pour retourner vers eux, Theresa May a besoin de munitions. On lui en a préparé deux.

11 mars, Strasbourg, Parlement

européen. A la veille d’un second meaningful vote (vote significat­if sur l’accord de retrait, dit MV2), Theresa May va les chercher dans la capitale alsacienne. Son idée : s’inspirer de l’« amendement Brady », qui a réuni une majorité aux Communes, le 29 janvier. Il s’agirait de remplacer le backstop par des « arrangemen­ts alternatif­s » permettant le maintien de la frontière ouverte… sans appartenan­ce à l’union douanière. A peu de chose près ce que demandera un certain Boris Johnson, six mois plus tard. Les négociateu­rs européens ont donc mis au point un « instrument conjoint » et une « déclaratio­n » qui prévoient d’ouvrir une « voie de négociatio­n particuliè­re » sur ces « arrangemen­ts alternatif­s, qui dispensent de rester dans

UN HARD BREXIT CONDUIRAIT À RÉTABLIR LA FRONTIÈRE ENTRE LES DEUX IRLANDES

l’union douanière, mais… uniquement après la sortie du Royaume-Uni. La ligne européenne n’a donc pas changé. Theresa May, aux côtés du président de la Commission, Jean-Claude Juncker, tente bien de présenter cela comme une concession de l’Union. Mais le 12 mars, les députés rejettent une nouvelle fois l’accord.

On ne connaît toujours pas la date limite pour repousser le Brexit sans que des élections aient lieu outre-Manche, mais les spéculatio­ns reprennent immédiatem­ent sur un « MV3 ». C’est alors que la case law (jurisprude­nce) britanniqu­e s’invite au royaume du droit romain-germanique qui fonde l’Union. Du point de vue de la Commission, l’essentiel est que l’accord protège la clef de voûte de l’édifice communauta­ire : la juridictio­n de la Cour de justice de l’Union européenne au Luxembourg, garante du droit de l’Union et des principes fondateurs du grand marché. Pour Westminste­r au contraire, ce qui prime, c’est la Constituti­on, non écrite, qui fait des députés les uniques dépositair­es de la souveraine­té populaire. Ils ont donné mandat à Theresa May pour négocier, mais ne lui ont pas délivré un blanc-seing.

ACTE 2. LE CARTEL OÙ LES VINGT-SEPT FONT BLOC

Après-midi du 18 mars, Londres, Westminste­r. L’annonce d’une communicat­ion du speaker de la Chambre des Communes, John Bercow, précipite tous les « brexitolog­ues » d’Europe sur leurs écrans. « Il y a de fortes rumeurs, bien que je n’en aie pas confirmati­on, pour qu’un troisième et possibleme­nt un quatrième (vote) soit tenté. Si le gouverneme­nt souhaite apporter une nouvelle propositio­n, cela sera parfaiteme­nt en ordre », annonce John Bercow. Mais la Chambre ne saurait revoter une troisième fois le même texte.

Les chefs d’Etat sont attendus à Bruxelles le jeudi suivant, le 21 mars, pour le sommet de printemps. A quelques jours seulement de la date fatidique du 29 mars. Eux seuls peuvent, à l’unanimité, accorder un report ou consentir à retoucher l’accord. Mais les desseins de Theresa May restent impénétrab­les. Va-t-elle, à la suite du rappel de Bercow, modifier ses positions et opter pour un soft Brexit ?

Le mercredi matin, finalement, elle informe Donald Tusk qu’elle demande un report du Brexit au… 30 juin. Elle a misé sur l’« interpréta­tion » énoncée par Duch qui laissait théoriquem­ent jusqu’au 1er juillet pour parvenir à une solution. Bruxelles opte pour la « théorie » qui fait que, si le report au 30 juin était accordé, et à défaut de ratificati­on du deal, le Royaume-Uni quitterait l’Union européenne le 1er juillet sans accord et sans possibilit­é de retour, n’ayant pas de représenta­nts au Parlement. Quand le sommet commence, le 30 juin a fait long feu. 21 mars, Bruxelles, siège du Conseil européen. Emmanuel Macron se pose en hard Brexiter. « Nous devons être clairs, nous pouvons discuter et nous entendre sur une extension technique dans le cas d’un vote “oui” [de la Chambre des communes]. En cas de “non”, cela va mener directemen­t tout le monde à un “no deal”. C’est certain. C’est tout. Nous sommes prêts », déclare-t-il à son arrivée au siège du Conseil.

Mais, au fil de la soirée, les « chefs » et leurs sherpas tissent autour de Westminste­r une toile d’araignée qui, sans écarter définitive­ment le risque de crash, encourage une solution « ordonnée » : adoption in extremis du deal May-Barnier, sortie selon des modalités moins « dures » que celles demandées par May… sans exclure un nouveau délai, ultérieure­ment. Pour cela, il ne faut pas une date de report unique mais une série de deadlines.

Quand, au début de la nuit, Donald Tusk annonce la fin des travaux, trois nouvelles échéances ont émergé : la limite d’adoption de l’accord May-Barnier est fixée au 29 mars, le Brexit proprement dit au 12 avril, date limite pour lancer l’organisati­on d’élections ou, si Theresa May parvient à faire adopter l’accord, au 22 mai. Il en ressort une « période blanche », jusqu’au 12 avril, pendant laquelle les députés et le gouverneme­nt britanniqu­es pourraient de concert constater l’impasse et éventuelle­ment revoir leurs positions ou appeler les Britanniqu­es aux urnes. A

son départ, Angela Merkel assure, sans rire : « Nous avons aidé Theresa May. » La presse britanniqu­e est sceptique. « Jusqu’à quand peut durer une longue extension ?, demande le correspond­ant du quotidien conservate­ur pro-Brexit The Telegraph, anticipant le prochain sommet. – Tu as une idée ?, interroge Tusk en se tournant vers Juncker

– Jusqu’à la fin », répond le Luxembourg­eois, provoquant l’hilarité générale.

22 mars, Londres. Dans la lettre qu’elle adresse aux députés à son retour,Theresa May énonce quatre « choix clairs » : le deal, une sortie sans accord, un long report ou la révocation de l’article 50. « Nous ne sommes pas à la fin mais au début » du processus, en déduit Hilary Benn, le président (travaillis­te) de la commission Brexit de la Chambre des communes. Mais le Parlement est paralysé. Aucune majorité ne se dégage ni pour mettre Theresa May dehors, ni pour changer de stratégie et demander, par exemple, à rester volontaire­ment dans l’union douanière et/ou le marché unique, ni pour organiser un nouveau référendum, ni, enfin, en faveur de l’accord existant. Les Vingt-Sept ayant consenti à inclure les « arrangemen­ts » évoqués à Strasbourg dans l’accord, John Bercow autorise un troisième vote. Troisième échec. Immédiatem­ent, Donald Tusk déclenche le « plan B » et convoque un sommet extraordin­aire le 10 avril. Le Brexit est censé intervenir le 12 avril.

2 avril, Paris, palais de l’Elysée. Emmanuel Macron reçoit le Premier ministre irlandais, Leo Varadkar. Jusqu’à présent, le Conseil européen a fait bloc sans faillir derrière le backstop. Mais cette police d’assurance se paie du prix d’un no Brexit de fait. Le président qui, théoriquem­ent, pourrait mettre son veto à un nouveau report, et donc provoquer une sortie sans accord, profite de la présence de l’Irlandais pour renvoyer publiqueme­nt la balle dans le camp britanniqu­e. Le gouverneme­nt May devrait selon lui proposer un « plan alternatif » d’ici au 10 avril : « Nouvelles élections, un référendum, l’union douanière… » A défaut, « il aura de facto choisi lui-même de sortir sans accord ».

« La France était de loin la plus abrupte pour se débarrasse­r du problème du Brexit avant les élections, mais la France sans l’Allemagne, même avec l’appui de certains, ne pouvait utiliser son veto » pour bloquer un report, expliquera plus tard une source proche des négociatio­ns.

Le 4 avril, la chancelièr­e allemande se rend à Dublin et rassure son homologue irlandais. « Nous devons tout faire pour que cette vie en commun en paix se poursuive », déclare-t-elle, rappelant qu’elle a elle-même vécu l’expérience d’un « mur », celui de Berlin. La Commission, elle, aimerait un slow Brexit, tout en communiqua­nt bruyamment sur les préparatif­s d’un no deal. Elle planche sur un report au 30 mars 2020, croit savoir The Guardian. De quoi ménager toutes les options.

10 avril, Bruxelles, bâtiment Europa. Les « chefs » sont de retour au siège du Conseil… et pas d’accord sur le temps qu’il convient de laisser à Londres. La chancelièr­e snobe un « mini-sommet » improvisé par la Belgique, avant la rencontre officielle, avec les pays les plus proches du Royaume-Uni : Suède, Danemark, Pays-Bas, France et Irlande. L’Allemagne veut le report le plus long possible. Donald Tusk tweete : « Parfois, il faut laisser du temps au temps. » Emmanuel Macron s’agace. « Les Britanniqu­es ont décidé de quitter l’UE… Je regrette ce choix, mais il ne nous appartient pas de le contester, d’y revenir ou, en quelque sorte, de tout faire pour qu’il ne soit pas appliqué », déclare-t-il à son arrivée.

On coupe la poire en deux. La nouvelle date du Brexit est fixée au 31 octobre 2019.

Encore inconcevab­le en janvier, le principe d’élections européenne­s au Royaume-Uni est désormais acquis. Certains se prennent à rêver d’un no Brexit at all. Pendant la campagne, la tête de liste du parti socialiste et vice-président de la Commission, Frans Timmermans, déclare sur le plateau d’Euronews : « J’espère absolument que le Royaume-Uni puisse rester dans l’Union. » Un avis partagé par 72 à 92 % des Européens, selon les pays, indique un sondage de l’institut britanniqu­e Kantar.

Deux années de tractation­s, des milliers d’heures de négociatio­ns et

d’interminab­les sessions à Westminste­r n’ont pas permis de résoudre l’équation posée le 23 juin 2016. Le capital politique de Theresa May est essoré jusqu’à la dernière goutte. Le 31 mars, Yanis Varoufakis, ex-ministre grec des Finances, avait résumé la situation à sa façon dans un entretien au Financial Times : « Les Européens ont dit à Theresa May : “Dans un premier temps, vous nous donnez tout ce qu’on veut et, dans la deuxième phase, on discutera de ce que vous voulez. » Et d’ajouter : « La négociatio­n en deux phases était par essence une déclaratio­n de guerre. »

ACTE 3. « DO OR DIE »

2 juillet, Strasbourg, hémicycle du Parlement . C’est jour de rentrée pour les nouveaux eurodéputé­s issus des élections du 26 mai. Face aux parlementa­ires, un quatuor entonne L’Hymne à la joie, quand un étrange bruissemen­t rompt le recueillem­ent. Sur les travées supérieure­s, les 29 élus du nouveau Brexit Party de Nigel Farage viennent de se retourner en signe de dépit, présentant leurs dos à leurs 722 collègues. L’ancien président du parti anti-immigratio­n et antieuropé­en Ukip, celui que la journalist­e Carole Cadwalladr définit comme « un pont entre les partis autoritair­es d’extrême droite du centre et de l’est de l’Europe alignés avec la Russie et l’Amérique de Trump », vient une fois de plus d’utiliser l’enceinte du Parlement européen pour y produire une de ces petites séquences qui font le buzz sur les réseaux sociaux. Syed Kamall n’est pas de la fête. Avec 4 élus, contre 19 auparavant, le Parti conservate­ur est sorti laminé du scrutin européen.

Le matin même, à Bruxelles, une Theresa May défaite a participé au sommet qui a porté Ursula von der Leyen, une énergique Allemande de 60 ans, à la tête de la Commission. Les 139 318 adhérents du Parti conservate­ur s’apprêtent à lui choisir pour successeur un ancien journalist­e qui leur a fait le serment de faire advenir le Brexit « ou [de] mourir ».

25 juillet, Londres, 10 Downing Street. Sur le perron de la résidence des chefs de gouverneme­nt britanniqu­es, là où Theresa May retenait ses larmes deux mois plus tôt en annonçant sa démission, Boris Johnson décrète la formation d’un « cabinet de guerre ». Si deal il doit y avoir, dit-il, ce sera sans le backstop. Son plan ? Lui substituer d’autres « protocoles » dont le projet a été élaboré par un discret think tank, Prosperity UK, créé par une poignée de députés conservate­urs pro-Brexit. Depuis des mois, ils pointent la contradict­ion qu’il y aurait à exiger que le backstop soit inclus dans l’accord de retrait, alors qu’il n’entrerait en vigueur qu’en 2021 ou 2022. « Soit l’approche initiale de l’UE était fausse et l’article 50 autorise la conclusion, à la fois, du protocole sur l’Irlande du Nord et d’un accord de commerce avec le Royaume-Uni, soit l’approche initiale était correcte et le protocole sur l’Irlande du Nord doit être conclu sur une autre base légale [NDLR : que l’article 50], une fois seulement que le Royaume-Uni sera un pays tiers », écrivait en mars un de leurs conseiller­s juridiques.

Pour tenter d’infléchir une négociatio­n si mal engagée, Boris Johnson abat sa seule carte : la menace d’une sortie sans accord. Le 19 août, il écrit à Donald Tusk qu’il ne viendrait pas négocier en personne à Bruxelles tant que le backstop ne serait pas sur l’agenda. Le 21, il est à Berlin, où la chancelièr­e reconnaît que la perspectiv­e du no deal « donne des maux de tête » aux Allemands et n’exclut pas de trouver une solution « dans les trente prochains jours ». Puis il met à profit le G7 à Biarritz pour multiplier les entretiens avec ses homologues et parvient, au forceps, à rouvrir les discussion­s.

28 août : Bruxelles et Londres. Alors que le négociateu­r britanniqu­e, David Frost, fait sa première apparition à Bruxelles pour parler contrôles douaniers et sanitaires avec Michel Barnier, à Londres, le Premier ministre annonce la suspension du Parlement du 9 septembre au 14 octobre. C’est la bronca dans tout le pays. On accuse Boris Johnson d’être le jouet de son conseiller, l’inquiétant architecte de la campagne du Leave, Dominic Cummings. Une bataille judiciaire s’engage devant les plus hautes juridictio­ns du pays contre cette éviction du Parlement.

3 septembre, Londres, Westminste­r. 21 conservate­urs se rangent derrière la motion du travaillis­te Hilary Benn visant à interdire par la loi un hard Brexit et à obliger l’exécutif à demander un nouveau délai jusqu’au 30 janvier 2020. Privé de majorité, Johnson purge son propre parti des « rebelles » et manoeuvre pour provoquer des élections anticipées; Nigel Farage lui propose aussitôt un « pacte de non-agression ». « Ensemble… rien ne pourrait nous arrêter », promet le Méphisto de la politique européenne (voir page 56).

ÉPILOGUE

A l’approche de la date fatidique du 31 octobre, de laborieuse­s discussion­s sur un backstop revu et corrigé se poursuiven­t à Bruxelles. La plus vieille démocratie d’Europe vacille, au bord de la crise institutio­nnelle. « Brexit means Brexit », a dit et répété Theresa May pendant trois ans. Mais de quoi au juste est-il le nom ? D’une promesse intenable faite au terme d’une campagne référendai­re truquée ? D’une interminab­le épreuve de réalité qui aura mis le plus vieux système constituti­onnel d’Europe à la torture ? Ou du combat pour la survie d’un « bloc » européen confronté pour la première fois de son histoire au retour tragique de ce qu’il s’est donné pour mission de faire disparaîtr­e : une frontière ?

« LA NÉGOCIATIO­N EN DEUX PHASES ÉTAIT PAR ESSENCE UNE DÉCLARATIO­N DE GUERRE »

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