L'Express (France)

“Profs, ne capitulons pas ! ”

Le Nouvel Observateu­r, 2 novembre 1989

- A. R.

Monsieur le Ministre,

L’avenir dira si l’année du Bicentenai­re aura vu le Munich de l’école républicai­ne. Il est bon, dites-vous, d’apaiser les esprits sans faire le jeu des fanatiques. Vous auriez sauvé la paix scolaire et la paix sociale, moyennant quelques concession­s de détail. Et vous seriez, bien entendu, intraitabl­e sur l’essentiel… Vous dites, Monsieur le Ministre, qu’il est exclu d’exclure. Bien que touchés par votre gentilless­e, nous vous répondons, avec Mohammed Harbi, qu’il est permis d’interdire. Une exclusion n’est discrimina­toire que lorsqu’elle vise celui ou celle qui a respecté les règles en vigueur dans un établissem­ent. Lorsqu’elle touche l’élève qui a enfreint les règles en vigueur, elle est disciplina­ire. La confusion actuelle entre discipline et discrimina­tion ruine la discipline. […] Négocier, comme vous le faites, en annonçant que l’on va céder, cela porte un nom : capituler. Une telle « diplomatie » ne fait qu’enhardir ceux-là mêmes qu’elle se propose d’amadouer – et s’ils demandent demain que l’étude des Rushdie (Spinoza, Voltaire, Baudelaire, Rimbaud…) qui encombrent notre enseigneme­nt soit épargnée à leurs enfants, comment le leur refuser? Par l’exclusion ? N’avez-vous pas désavoué l’autorité des professeur­s et des chefs d’établissem­ent en donnant l’impression que vous identifiez automatiqu­ement l’exclusion au racisme? […]

Le droit à la différence qui vous est si cher n’est une liberté que si elle est assortie du droit d’être différent de sa différence. Dans le cas contraire, c’est un piège, voire un esclavage.

Ce n’est pas, Monsieur le Ministre, en réunissant dans le même lieu un petit catholique, un petit musulman, un petit juif que se construit l’école laïque. L’école s’efforce d’installer un espace où l’autorité se fonde sur la raison et sur l’expérience : cela est accessible à tous. A ce titre, et parce qu’elle s’adresse à tous, l’école n’admet aucun signe distinctif marquant délibéréme­nt et a priori l’appartenan­ce de ceux qu’elle accueille. […]

En autorisant de facto le foulard islamique, symbole de la soumission féminine, vous donnez un blancseing aux pères et aux frères, c’est-à-dire au patriarcat le plus dur de la planète. En dernier ressort, ce n’est plus le respect de l’égalité des sexes et du libre arbitre qui fait loi en France. […] Vous avez fait un marché de dupes, Monsieur le Ministre, en échangeant la libération et l’intégratio­n, certaines et constatabl­es, des jeunes filles musulmanes contre l’espoir hypothétiq­ue d’un retour à la tolérance des intégriste­s, par définition ennemis de la tolérance. […] La figure française de la démocratie a pour nom République. Ce n’est pas une mosaïque de ghettos où la liberté pour tous peut venir habiller la loi du plus fort. Vouée au libre examen, liée à l’essor des connaissan­ces et confiante dans la seule lumière naturelle des hommes, la République a pour fondement l’Ecole. C’est pourquoi la destructio­n de l’Ecole précipiter­ait celle de la République […].

Si la genèse de l’idée est désormais un peu confuse, le souvenir de la séance de travail commune dans le bureau mansardé d’Elisabeth Badinter, lui, est vivace. « J’avais un de ces tracs ! revit Alain Finkielkra­ut. En quelques minutes, Régis Debray avait ciselé ses paragraphe­s, fluides et brillants. Moi, j’avais l’impression d’être un étudiant laborieux. » Tout le monde finit, néanmoins, par accoucher de sa partie. Et l’assemblage paraît sous forme d’une double page qui fait grand fracas. « Qu’est-ce qu’on a pris, et surtout venant de la gauche, se souvient encore avec chagrin Elisabeth Badinter. A les entendre, c’était nous, les intolérant­s. »

A l’époque, les cinq hussards n’ont pas obtenu gain de cause, le ministre de l’Education, suivi par le Conseil d’Etat, ayant capitulé devant les collégienn­es. Cependant – et on ne s’en souvient pas toujours –, les trois jeunes filles finirent par céder. Non devant la fermeté de « la République, qui ne reconnaît aucun culte », mais sur injonction du… roi du Maroc, Hassan II. « La majorité des femmes marocaines ne portent pas le voile. Je n’ai pas l’impression qu’en cela elles contrevien­nent aux commandeme­nts de l’islam » avait-il justifié, à L’Heure de vérité, sur Antenne 2. Une autre histoire, ici et ailleurs, commençait.

 ??  ?? Fatima (en beige) et Leïla (en vert), deux des élèves devenues les symboles du bras de fer entre islamisme et laïcité.
Fatima (en beige) et Leïla (en vert), deux des élèves devenues les symboles du bras de fer entre islamisme et laïcité.
 ??  ??
 ??  ?? La polémique est telle qu’elle entraîne des manifestat­ions pour le port du foulard, comme ici à Creil le 22 octobre 1989.
La polémique est telle qu’elle entraîne des manifestat­ions pour le port du foulard, comme ici à Creil le 22 octobre 1989.

Newspapers in French

Newspapers from France