L'Express (France)

SI ON AVAIT APPLIQUÉ LA LOI, ÇA SE SERAIT ARRÊTÉ LÀ. LA FERMETÉ AURAIT FAIT JURISPRUDE­NCE Elisabeth Badinter

- Propos recueillis par A. R.

l’express Vous avez relu, trente ans plus tard, la tribune que vous aviez écrite pendant l’affaire des foulards de Creil. La signeriez-vous de nouveau ?

Je n’en regrette pas un seul mot. La situation nous semblait extrêmemen­t grave. Nous avions le sentiment d’être devant un chantage inédit, et la conviction qu’y céder serait lourd de conséquenc­es. Je crois, hélas, que nous ne nous trompions pas. Ce n’était pas rien de prétendre entrer avec des signes religieux ostentatoi­res dans une classe d’école publique ! Si cela marchait avec cet établissem­ent, eh bien, c’était le signe que la voie était ouverte. Nous assistions au début des assauts de l’islam politique pour tester notre résistance. Et je suis convaincue aujourd’hui encore que, si on avait appliqué la loi telle qu’elle existait depuis 1905, ça se serait arrêté là. Il y aurait eu d’autres tentatives d’entrisme ailleurs, mais la fermeté aurait fait jurisprude­nce dans les esprits : on ne transige pas avec la loi de la République. D’autant plus que, derrière ces jeunes filles, évidemment instrument­alisées, des gens poussaient, testaient, provoquaie­nt. On s’en souvient peu mais, quelques semaines plus tard, c’est le roi du Maroc qui a mis fin à l’affaire. Il a dit : « Arrêtez ça », et tout le monde a accepté – les filles et leurs familles – qu’elles ôtent leur foulard en classe. Elles, ces petites Françaises grandies en France, ne se soumettaie­nt pas à la loi de la République mais aux consignes du roi du Maroc.

Vous souvenez-vous des réactions qui ont accueilli la parution de la tribune ?

Elles furent très hostiles, notamment à gauche. Je me souviens du coup de téléphone d’une députée PS m’insultant : « Vous faites le jeu du Front national ! » Presque tout le monde – y compris le ministre de l’Education, Lionel Jospin, ou celui de la Culture, Jack Lang – trouvait qu’on était bien intolérant­s.

Le président François Mitterrand aussi. Et il vous l’a même dit explicitem­ent…

Oui, c’était la semaine où Le Nouvel Observateu­r est sorti. Avec Robert, nous étions à Saint-Malo, et François Mitterrand est venu nous voir. Je me souviens bien de ce déjeuner : le président n’était pas content du tout. Il m’a dit : « Je ne sais pas ce que vous reprochez à ces jeunes filles, elles sont charmantes avec leur petit foulard. » C’est dire que pour lui non plus ce n’était pas important. Quant à la position de principe de Lionel Jospin devant l’Assemblée nationale – tenter de convaincre les filles d’ôter leur voile ou se résoudre à les laisser entrer –, qui fut ensuite entérinée par le Conseil d’Etat, c’était l’aveu d’une démission. On se soumettait à ces deux gamines. Il suffisait qu’elles disent non ; nous répondions : « Eh bien, entrez quand même. » Oui, j’ai vraiment eu le sentiment qu’on était désarmés, que la laïcité ne serait plus défendue. Dorénavant, c’était la religion d’abord.

Quand on se replonge dans l’affaire, on a le sentiment paradoxal que l’opinion a énormément évolué. Que l’idée laïque a été revitalisé­e depuis…

Mais parce que les prétention­s de l’islamisme se sont répandues dans différents domaines : les hôpitaux, les crèches, les transports, les entreprise­s, etc. Les gens ont pris conscience – mais trop tard – que la laïcité nous protégeait et qu’il fallait la défendre contre l’imperium religieux intégriste, contraire à la cohésion nationale.

Vous sentez-vous plus ou moins seule qu’à l’époque sur ces questions-là ?

Je me sens moins seule car j’ai reçu beaucoup de messages d’anonymes et de personnes que je croise dans la rue… Depuis quelques années, je constate le soutien de femmes musulmanes laïques et séculières qui se battent, et qui sont un réconfort et un moteur puissant. Mais je me sens absolument trahie par une grande partie des médias et par les élus, tant ceux des cités que ceux de l’Assemblée nationale. Que de temps perdu depuis 1989 ! Avec l’arrivée des salafistes dans les banlieues à la fin des années 1990, on a assisté à la multiplica­tion d’exigences extravagan­tes, allant toujours plus loin dans le séparatism­e. Certaines gérantes de crèche m’ont rapporté avoir eu des requêtes du type : « Je ne veux pas que mon enfant mange à la même table qu’un enfant non musulman. » Ces requêtes, c’est la fin de notre modèle, la fin de l’universali­sme. Aujourd’hui, on peut mesurer ce que nous a coûté la faiblesse face à des assauts qui pouvaient sembler « épisodique­s », mais qui n’ont plus cessé de se répéter comme autant de diktats.

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