L'Express (France)

J’ASSUME, MIEUX QU’EN 1989, LA PARTICULAR­ITÉ FRANÇAISE : C’EST AINSI QUE NOUS CONCEVONS LA LAÏCITÉ Alain Finkielkra­ut

- Propos recueillis par A. R.

l’express Trente ans ont passé depuis l’affaire de Creil et la tribune que vous avez signée. Comment avez-vous vécu les choses à l’époque ?

Alain Finkielkra­ut Il me faut d’abord rappeler le contexte. Après l’exclusion temporaire de trois élèves qui avaient refusé d’ôter leur foulard islamique en classe, la levée de boucliers a été spectacula­ire : le grand recteur de la mosquée de Paris, l’archevêque de Paris, le porte-parole des protestant­s de France, le grand rabbin…, tous ont protesté d’une même voix et appelé à ne pas “faire la guerre aux adolescent­es musulmanes”. Et les associatio­ns antiracist­es se sont jointes au concert : elles voyaient dans cette décision la volonté d’exclure les jeunes filles, alors qu’il s’agissait d’exclure le voile des écoles. Pour ne rien arranger, le ministre de l’Education de l’époque, Lionel Jospin, prétendait, lui, qu’il fallait essayer de “convaincre ces jeunes filles et leurs parents”, mais que, faute d’y arriver, il fallait se résoudre à les accueillir. Autrement dit, négocier et, si la négociatio­n échouait, capituler. C’est ce que nous avons écrit dans cette tribune. Nous avons été très attaqués, notamment dans la presse de gauche.

Qu’est-ce qui a changé depuis ?

A. F. D’abord, nous avons fini par avoir gain de cause. Pas à l’époque, mais en 2004. Fait intéressan­t : la loi sur les signes religieux dans l’école publique a été promulguée à la suite des conclusion­s de la commission Stasi, laquelle était a priori hostile à une interdicti­on. Mais ses membres ont finalement été convaincus par les témoignage­s recueillis, et notamment ceux de certaines jeunes filles, qui décrivaien­t l’école laïque comme un recours pour échapper à la pression familiale et communauta­ire. La loi a été votée, donc. Mais pour certains, les griefs restent intacts : toute la gauche radicale – d’une partie de la France insoumise aux Indigènes de la République – continue de penser que c’est une loi “islamophob­e” – concept que je récuse car, sous ce nom, ce qui est censuré, c’est la liberté de pensée et de parole sur l’islam. Autre chose : cette loi n’est toujours pas comprise dans la plupart des autres pays occidentau­x, qui y voient une loi “discrimina­toire”, “indigne de la patrie des Droits de l’homme”. Je dois dire que, sur ce point, j’ai évolué : dans un premier temps, je me suis dit, et notamment au moment où j’ai signé ce texte, que nous seuls, Français, étions vraiment laïcs.

Vous ne le pensez plus ?

A. F. Force est de constater qu’il y a plusieurs façons de sortir de “la maison du père”. Nos détracteur­s occidentau­x ne disent pas que cette loi est sacrilège, qu’elle insulte Dieu. Ils disent qu’elle est liberticid­e. Ils invoquent la liberté de conscience, c’est-à-dire une autre forme de laïcité. Là où j’ai changé, c’est que je ne dis plus que nous, Français, sommes détenteurs de l’universel. J’assume, mieux qu’en 1989, notre particular­ité en tant que telle : c’est ainsi que nous concevons la laïcité et cela tient peut-être aussi à nos moeurs, à notre manière spécifique de traiter la question de la coexistenc­e des sexes. En 1989, c’était un message à l’humanité que nous adressions. Je continue à le faire. Mais si une partie de l’humanité sécularisé­e choisit la voie du multicultu­ralisme, j’en prends acte. Simplement, la France a le droit et le devoir de rester elle-même.

Justement. La loi a été promulguée, mais on ne peut pas dire qu’elle ait freiné l’avancée du communauta­risme. Certains pensent qu’on ne pourra pas revenir au modèle républicai­n universali­ste, qu’il faut désormais réfléchir dans le cadre du communauta­risme, qui s’est imposé comme nouveau paradigme…

A. F. C’est la thèse soutenue avec beaucoup talent par Pierre Manent dans Situation de la France : il veut signer une sorte de compromis avec l’islam. Je ne suis pas d’accord, car les femmes seraient les premières à en faire les frais. José Ortega y Gasset parle, dans La Révolte des masses, d’un droit à la continuité historique. La France doit absolument défendre ce droit, il est le plus fondamenta­l des droits de l’homme. Bien sûr, il y a là un immense défi : comment intégrer une minorité quand, dans de plus en plus de communes, voire de départemen­ts et a fortiori d’écoles, cette minorité est devenue majoritair­e ? Mais croire qu’on arrivera à contenir le communauta­risme en lâchant du lest, cela me paraît chimérique et dangereux...

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