UN PÈRE SANS ENFANT
Le livre est d’une beauté saisissante. Douce et déchirante. Sait-on jamais ce que projette un écrivain de ses écorchures dans un roman en forme de biographie rêvée ? Douglas Sirk, le géant des mélodrames flamboyants, a déjà été étudié et raconté en écrits. Quelques phrases seulement mentionnent son fils, Klaus. Et pour cause : le cinéaste n’a choyé son enfant que quatre ans. Son divorce avec sa première femme a sonné le glas de sa paternité. Interdiction de revoir le petit. L’ange blond, poussé par sa nazie de mère, deviendra acteur, symbole aryen des films de propagande du IIIe Reich. Une image de celluloïd pour son père, virtuose de la caméra, quelle ironie. Ont-ils souffert d’être séparés, l’un et l’autre ? Denis Rossano veut le croire, l’imagine dans les pensées de Klaus, le discerne dans les chefs-d’oeuvre et les mélancolies de Sirk. Rossano se met en scène, jeune journaliste questionnant le réalisateur, retiré à l’ourlet d’un lac suisse, au début des années 1980. Rencontres fantasmées. Mise en abyme. L’auteur, réellement journaliste, peut ainsi enchâsser ses intuitions et ses vacillements dans les vérités d’une vie. Il a tout vérifié, tout lu, tout vu, enquêté et su ressusciter des époques enterrées. Berlin la vibrante, infestée par le nazisme, où Douglas Sirk, qui se nomme encore Detlef Sierck, allonge ses fièvres sur la pellicule malgré Goebbels et les menaces qui pèsent sur sa seconde épouse, juive. Hollywood, terre de convalescence pour l’exilé allemand, qui peint les désespoirs d’aimer en Technicolor somptueux. Son Mirage de la vie en guise de chant du cygne. Ou d’épitaphe d’un mythe fragile. A ses pieds, Denis Rossano dépose ses lumières obscures, ses nostalgies diffuses, ses tendresses d’enfant du cinéma, en une littérature incandescente. Tragiquement belle.