L'Express (France)

L’Arctique en majesté

- LE MAKING OF M. P.

Il fait nuit, la jeune Uqsuralik s’éloigne de l’igloo familial, la banquise craque, le brouillard tombe, la jeune Inuite est irrémédiab­lement séparée des siens. Seule avec Ikasuk, la meilleure des chiennes, mais aussi avec cinq chiots irascibles, Uqsuralik va devoir survivre dans le désert blanc hivernal. Un peu de viande crue, des morceaux de graisse et un harpon brisé en poche, une peau d’ours sur les épaules, elle se met en marche.

C’est fascinant : on chemine dans le froid avec la narratrice, on dispute aux chiens un bout de lapin arctique ou de perdrix des neiges, on obéit aux esprits des lieux, avant de tomber sur un campement et de tenter d’échapper à d’autres dangers, fort humains ceux-là…

On est bluffé par la science et la grâce de l’écriture de Bérengère Cournut, l’auteure de ce roman d’initiation polaire (justement couronné par le prix Fnac). Qui a poussé un ouf de soulagemen­t quand, à la lecture de son manuscrit, deux anthropolo­gues ont relevé deux seules petites erreurs, à propos d’écrevisses et de corne de boeuf musqué. « J’ai eu l’impression d’être adoubée, confie la romancière de 40 ans, mais j’appréhende le moment où les Inuits eux-mêmes vont le lire, ce sera là la véritable épreuve de la glace. » C’est que, contre toute attente, Bérengère Cournut, née dans les Yvelines (guère réputée pour ses congères) et bisontine depuis quatre ans, n’a jamais mis les pieds en Arctique. « J’y serais restée quinze jours maximum, cela aurait été une caution stupide. Je l’ai remplacée par une résidence d’un an au Muséum d’histoire naturelle, à Paris, immergée dans le fonds Malaurie et les archives de Paul-Emile Victor. »

C’est en 2011, lors de plusieurs séjours à Albuquerqu­e, au Nouveau-Mexique, que la romancière et correctric­e (dans la presse) se prend de passion pour les cultures autochtone­s, celle des Indiens hopis tout d’abord, qu’elle aborde dans Née contente à Oraibi (2017), puis celle des Inuits, découverte dans un livre d’art. « Comme ces peuples, poursuit Bérengère Cournut, j’ai un rapport à la nature très fort. Jusque-là, je me sentais hors-sol, j’écrivais des textes fantaisist­es, quasi surréalist­es, ils m’ont ramenée au monde. »

Mais, pour bien comprendre l’appétence de la romancière pour le monde du silence, de l’absence et des grands espaces, il faut remonter encore plus en arrière, lorsque, petite fille, elle accompagna­it son père, un « taiseux », pêcher dans les rivières des Yvelines et d’Auvergne. Quant à son étonnante habileté à se fondre dans le corps d’une adolescent­e hopie ou inuite, elle pourrait être due à son travail auprès du grand traducteur Pierre Leyris, à 20 ans. « Ce fut une expérience fondatrice, reconnaît l’auteure, il m’a montré comment on pouvait laisser passer la lumière, se couler dans une position de passeur. » Une leçon retenue 5 sur 5 par Bérengère alias Uqsuralik.

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 ??  ?? DE PIERRE ET D’OS 18/20 par Bérengère Cournut. Le Tripode, 219 p., 19 €.
DE PIERRE ET D’OS 18/20 par Bérengère Cournut. Le Tripode, 219 p., 19 €.

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