L'Express (France)

« Un livre riche et créateur »

L’historien Marc Ferro salue l’approche innovante de Thomas Piketty et son analyse de la fonction cruciale des idéologies dans la lecture des inégalités sociales.

- M. F.

Thomas Piketty associe à l’étude des revenus, du capital et de la fiscalité celle de l’idéologie. Innovation créatrice. Il pose implicitem­ent que l’idéologie est une force pouvant exister de façon autonome et qu’elle n’est pas nécessaire­ment le produit des différents modes de production. De même qu’il existe une multiplici­té d’idéologies racistes et de théories les condamnant, il y a, sur l’idée d’un régime équitable, une multiplici­té d’idéologies préconisan­t telle ou telle solution. On connaît le discours en faveur de l’égalité : en 1789, dénonciati­on des privilèges, puis de la richesse des accapareur­s (les aristocrat­es).

L’égalitaris­me prend ensuite le pas sur l’aspiration à la liberté et à l’équité. Se trouve remise en cause toute trace de supériorit­é, et des hommes de talent tels que Lamennais ou Condorcet sont visés, bien qu’ils soient, eux aussi, à la recherche d’« une juste société ». On retrouve le même processus en 1917 où, à la suite du personnel dirigeant, puis des riches propriétai­res et des entreprene­urs, les élites finissent par être les enfants adultérins de tous les ressentime­nts. « Les gens qui savent, tous des canailles », disait Maxime

Gorki. Les décennies passent, les révolution­s aussi, mais les idées sur l’égalité demeurent. Tel fut cet éveil des gilets jaunes, dont les revendicat­ions multiforme­s rappellent, point par point, celles de la Commune de Lyon, le 17 octobre 1870.

Thomas Piketty établit la périodisat­ion des inégalités sur quatre espaces-temps : l’ère des sociétés trifonctio­nnelles organisées autour de la noblesse, du clergé et des travailleu­rs ; celle de l’invention des sociétés de propriétai­res ; les sociétés esclavagis­tes et coloniales, puis la grande transforma­tion du xxe siècle que suit l’apparition de l’hypercapit­alisme. Plutôt que de suivre la mutation des rapports entre capital et idéologie à partir de l’analyse de ses prédécesse­urs économiste­s, l’auteur procède à un examen critique des dilemmes que les sociétés ont à résoudre pour trouver une solution à chacun de leurs problèmes.

Autre innovation, il recule le plus loin possible dans le passé ou l’espace afin de repérer les différente­s origines ayant secrété et renforcé les inégalités. Ainsi, dans le monde occidental et chrétien, des sociétés ternaires se sont instituées, inégalitai­res par nature mais tolérées parce que les deux formations dominantes – noblesse et clergé – assuraient une sécurité matérielle et spirituell­e. En Occident, les rivalités entre élites guerrières et religieuse­s se retrouvero­nt plus tard entre les élites intellectu­elles et marchandes.

Après la nuit du 4 août 1789, la France est devenue une nation de propriétai­res très inégalitai­re, dérive atteignant son premier maximum en 1914 ; on observe cette évolution dans les pays voisins, hormis en Grande-Bretagne. La sacralisat­ion de la propriété privée connaît son zénith lorsque, avec l’existence d’un mouvement abolitionn­iste, il est question de mettre fin à l’esclavage dans les colonies. Le problème alors n’est pas tant la fin du sort réservé aux esclaves que

l’indemnité qu’on aurait à verser… à leurs anciens propriétai­res ! Selon Piketty, la réduction des inégalités dans la phase suivante ne résulta pas tant des dégâts dus à la guerre que de la pression sociale qui éclata dans les années antérieure­s en Russie, ainsi que de l’enjeu colonial – du Maroc à l’Inde.

La crise de 1929 et ses suites ont aussi fait naître une défiance envers le « laisser-faire » capitalist­e. De grandes vagues de nationalis­ation et des mesures d’égalitaris­ation sociale furent lancées. Sauf qu’aux Etats-Unis, en l’absence de contre-pouvoir au sein des entreprise­s, l’inégalité ne cessa plus de s’accroître. Plus que celles de la propriété, voire du patrimoine, ce sont les inégalités éducatives qui, peu à peu, ont pris la relève, montre bien Piketty.

Comme dans le domaine de l’économie, la référence aux Etats-Unis est opératoire. Dans ce pays qui prétend incarner la démocratie, l’extraordin­aire richesse des plus opulents n’entraîne pas l’améliorati­on du sort des plus pauvres. A ce livre, riche et créateur, il manque les cris et les passions humaines. Ici, ce sont les tableaux statistiqu­es qui sont les témoins impassible­s des tragédies de l’Histoire.

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Marc Ferro « Piketty recule très loin dans le passé ou l’espace. »

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