« Il réduit le capitalisme à une machine à produire des richesses »
Pour Jean Pisani-Ferry, professeur d’économie à Sciences po, le dernier ouvrage de Thomas Piketty est vivifiant dans son ambition réformatrice mais manque de rigueur.
Le titre l’annonce, le volume le confirme : l’ouvrage de Thomas Piketty est d’une grande ambition analytique et politique. Au concept marxiste de lutte des classes il entend substituer une clef de lecture centrée sur « la lutte des idéologies et la quête de la justice ». Et à une gauche sans boussole il veut offrir un nouvel horizon combinant dépassement du capitalisme par le partage du pouvoir dans
les entreprises, érosion des rentes de propriété par une fiscalité fortement redistributive, égalité des chances par la création d’une dotation universelle en capital, et réenchassement de l’échange marchand dans des relations internationales régulées par un fédéralisme transnational.
A ce Piketty prométhéen des 80 dernières pages, beaucoup de lecteurs préféreront sans doute celui des 1 100 premières : le bénédictin de la donnée qui quantifie inégalités et rapports sociaux au fil des âges et des sociétés ; le passionné d’Histoire qui, de l’Ancien Régime à l’Inde moderne, retrace les affrontements autour des statuts et de l’impôt ; ou le littéraire qui convoque Jane Austen pour illustrer tel graphique compliqué. Epoustouflante par son ampleur et sa précision, l’entreprise atteint son but en montrant à quel point la résurgence d’un absolutisme de la propriété est une formidable régression.
On ne peut cependant lui reprocher de vouloir aussi dessiner un projet politique. Tout dessein un tant soit peu ambitieux se nourrit d’une utopie sociale, or la gauche ne s’est remise ni de la faillite du rêve communiste ni de l’étiolement du projet social-démocrate. Oui, c’est à Polanyi et Rawls qu’il faut revenir pour définir une telle utopie. Non, l’hégémonie des actionnaires n’est ni une loi naturelle ni un gage d’efficacité. Oui, les nations ont autre chose en partage que des marchés. Il est difficile de ne pas éprouver de la sympathie pour les principes mis en avant par Piketty.
La difficulté est dans la mise en oeuvre. S’il importe de borner le capitalisme et de redéfinir l’entreprise, c’est à condition de prendre la mesure des problèmes que cela suppose – et de les résoudre. Il est confondant de les voir traités avec désinvolture, comme si l’on pouvait refonder l’entreprise sans s’interroger sur ce qu’il faut garder de la puissance transformatrice du capitalisme et des ressorts de l’innovation.
Il en va de même des propositions fiscales. Certes illustratifs, les paramètres numériques du système proposé relèvent d’un projet bien plus radical que ne le suggèrent des références appuyées au New Deal. Au-delà de dix fois le patrimoine moyen (soit, en France, 2,5 millions), la richesse serait imposée au taux annuel de 5 % et le revenu qu’elle produit à 60 % environ (à quoi s’ajouterait une taxation à 60 % des successions).
Avec un rendement réel du capital de l’ordre de 5 %, cela conduirait, à la manière d’une réforme agraire permanente, à éradiquer rapidement les fortunes de l’ordre de quelques millions. Légitime, certes, mais à condition d’en discuter sérieusement les conséquences sur l’incitation à investir. Rappelons qu’Elizabeth Warren, la candidate de la gauche démocrate américaine, ne veut quant à elle que taxer à 2 % les fortunes de plus de 50 millions.
Quant au fédéralisme international, il se heurte de front à la montée d’une aspiration à la souveraineté dont on ne peut faire abstraction. Même en Europe, le projet de donner le pouvoir fiscal à une nouvelle assemblée associant parlementaires nationaux et parlementaires européens a fort peu de chances de voir le jour. Car le problème n’est pas, comme Piketty fait mine de le croire, la composition de l’instance parlementaire. Il tient au principe même du partage de la souveraineté fiscale.
L’utopie, oui. Mais on aimerait autant de circonspection dans son dessein que dans l’analyse.