L'Express (France)

QUARANTE ANS DE GUERRES CHEZ LES DÉMOGRAPHE­S

Coups bas, course aux honneurs, batailles de chiffres… Depuis des décennies, une poignée d’experts tente d’imposer une ligne officielle. Au risque de masquer la réalité ?

- Par Jérôme Dupuis et Agnès Laurent

Le 15 avril 2018, face à Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin, Emmanuel Macron déroule le bilan de la première année de son quinquenna­t sous l’oeil des caméras de BFMTV. Au détour de l’interview, le président de la République lâche une phrase passée alors un peu inaperçue : « Nous avons un phénomène migratoire qui est là et qui va durer. Et une démographi­e africaine qui est une bombe. Stephen Smith l’a formidable­ment décrit dans un livre récent… »

Devant leur écran, les pontes de la démographi­e française s’étranglent de rage. Stephen Smith ! L’auteur du best-seller La Ruée vers l’Europe (Grasset), qui prédit l’arrivée de grandes vagues migratoire­s sur notre sol d’ici à 2050 ! Une vision qui ne cadre pas du tout avec le discours démographi­que dominant, qui, depuis une quarantain­e d’années, donne l’impression de vouloir minimiser la présence d’étrangers sur le territoire français.

La corporatio­n ne peut laisser passer cette onction présidenti­elle sans réagir. C’est François Héran, auréolé de sa récente élection au Collège de France, qui prendra la plume dans Population & Sociétés, lu par tous les démographe­s, puis dans Libération, pour dénoncer les « fantasmes de l’envahissem­ent du Nord par le Sud », qu’il juge véhiculés par Stephen Smith. Et puis l’un de ses collègues accuse l’auteur de La Ruée vers l’Europe d’utiliser des thèmes « proches de l’extrême droite ». Un grand classique.

L’épisode Smith n’est que le dernier rebondisse­ment d’une interminab­le polémique. Depuis plusieurs décennies, derrière la froideur mathématiq­ue des statistiqu­es, s’est jouée entre les démographe­s une guerre larvée, souvent très violente. Au menu : rivalités personnell­es, coups bas, course aux honneurs académique­s, brouillage idéologiqu­e. Au risque de masquer une partie de la réalité et de ne pas parler des sujets qui fâchent ?

La singulière histoire du « démographi­quement correct » à la française commence au milieu des années 1980 dans un banal immeuble du XIVe arrondisse­ment de Paris où siège alors l’Institut national des études démographi­ques (Ined). Avec sa quarantain­e de chercheurs et un statut quasi équivalent à celui du CNRS, l’institut est à l’époque le Graal de la recherche française sur la démographi­e. On est ici entre gens de bonne compagnie, c’est-à-dire plutôt de gauche. Au lendemain du 10 mai 1981, tout ce petit monde s’était retrouvé pour une fiesta célébrant l’élection de François Mitterrand. Il y eut bien quelques grincheux, mais pas de quoi gâcher l’ambiance. Cette belle concorde allait vite se fissurer.

PERFIDIES, ACCUSATION­S PUBLIQUES... TOUT Y PASSE

Le 26 octobre 1985, Le Figaro Magazine dégaine ce qui reste peut-être sa plus célèbre Une : « Serons-nous encore français dans 30 ans ? », sur fond de Marianne recouverte d’un voile islamique. L’hebdomadai­re propose une série de chiffres alarmants. Chiffres que l’Etat cacherait sciemment aux citoyens et qui prouveraie­nt que la part de la population étrangère de la France devrait croître vertigineu­sement d’ici à 2015. Le texte, aux accents crépuscula­ires, est signé Jean Raspail,

l’auteur du Camp des saints, ce roman de 1973 sur l’arrivée de migrants le long des côtes françaises. Un chercheur de l’Ined, Philippe Bourcier de Carbon, joue les cautions scientifiq­ues.

Tollé chez les démographe­s ! « Bourcier de Carbon était membre du comité scientifiq­ue du Front national », dénonce Hervé Le Bras, qui refuse de publier l’un de ses articles dans Population, dont il assure alors la direction. Dans la foulée, certains rappellent que le président de l’Ined de l’époque, Gérard Calot, a participé quelques années plus tôt à un colloque du club de l’Horloge, lié à la Nouvelle Droite. Le pli est pris : désormais, dès qu’une tête osera défier la ligne officielle, on l’accusera de lepénisati­on. En cette période charnière qui voit l’émergence du Front national et la création de SOS Racisme, l’étiquette vaut quasiment mort profession­nelle.

Michèle Tribalat en sait quelque chose. Cette chercheuse à l’Ined s’est attaquée frontaleme­nt à la question migratoire et à ses effets sur la société française. Erreur. Elle s’attire les foudres d’Hervé Le Bras, qui reproche à sa consoeur de faire le jeu du Front

Le très médiatique chercheur HERVÉ LE BRAS a longtemps ferraillé contre sa collègue MICHÈLE TRIBALAT. Objets de leurs différends ? Les statistiqu­es ethniques et la comptabili­sation des immigrés dans les enquêtes officielle­s.

national en cherchant à classer les gens selon l’origine de leurs parents. Une approche, dénonce-t-il, qui va à l’encontre de l’idéal républicai­n. Michèle Tribalat crie à la vengeance. N’a-t-elle pas, quelques années plus tôt, pointé des erreurs dans des travaux de Le Bras ? « A partir de là, la guerre a été totale », déplore la chercheuse.

Mélange de petites perfidies, de rumeurs sur la vie privée et d’accusation­s publiques, tout y passe. « Michèle Tribalat n’a même pas fait de thèse », raillent les pro-Le Bras. On pointe son utilisatio­n de l’expression « Français de souche » dans ses premières enquêtes. Hervé Le Bras est d’autant plus virulent que, depuis quelques années, sa propre position à l’Ined est fragilisée. Il a été évincé de la direction de la revue Population, un poste stratégiqu­e dans ce petit milieu où l’on n’existe que par ses publicatio­ns. Surtout, en 1998, il a violemment mis en cause les dirigeants de l’Ined dans son livre Le Démon des origines. Démographi­e et extrême droite (l’Aube), les accusant de faire le lit du racisme. Au point que ceux-ci lui ont intenté un procès en diffamatio­n ! Les poursuites seront finalement abandonnée­s, mais l’ambiance reste

exécrable ; Le Bras n’est plus le bienvenu à l’Ined. La Cour des comptes se demande même s’il n’occupe pas un emploi fictif à l’institut. Avec François Héran, le directeur de l’époque, les relations sont fraîches : « Le Bras, il fait de la philosophi­e politique, il n’a jamais fait d’enquête nationale », tacle l’ex-patron de l’Ined.

Mais Hervé Le Bras n’en a cure. Au tournant des années 2000, il sait qu’il a gagné la partie sur le terrain de l’idéologie. L’homme, à l’éloquence facile, est ce qu’on appelle un « bon client » sur les plateaux de télévision – la semaine passée encore, il a enchaîné le même soir C’est à vous et 28 minutes. Sa bonhomie rassurante fait merveille. Il sait mobiliser ses soutiens, comme Elisabeth Badinter, en faveur d’une démographi­e heureuse, aux antipodes des cassandres qui remuent les vieilles peurs de l’étranger. « Il prend toujours le chiffre le plus bas et fait partie de ces gens qui minimisent l’immigratio­n », regrette le géographe Laurent Chalard. « Dans une société, certains domaines doivent être exclus de l’investigat­ion scientifiq­ue. L’origine étrangère des Français en est un cas », écrit, par exemple, Le Bras dans Le Démon des origines.

En face, la discrète et austère Michèle Tribalat ne fait pas le poids. Il faut dire qu’elle a le chic pour se mettre à dos les stars du milieu. En 2009, elle publie une longue étude intitulée Mariages « mixtes » et immigratio­n en France. S’appuyant sur des données de 2006, la démographe établit que dans la majorité de ces unions mixtes les conjoints sont en fait de même origine. Ainsi, plus de 80 % des Français épousant une Algérienne ont en fait des origines étrangères, le plus souvent algérienne­s. La thèse de la chercheuse – le mythe des mariages mixtes cacherait une forme d’endogamie – met à mal les travaux d’Emmanuel Todd, qui voyait dans le nombre élevé de ces mariages mixtes en France (on les estime à 14 % en 2015) une preuve éclatante du bon fonctionne­ment de l’intégratio­n républicai­ne à la française. « La mixité des population­s existe depuis… l’homme de Néandertal ! », relativise Hervé Le Bras.

Pour ses « oeuvres complètes », Michèle Tribalat est mise au placard ; elle peine à publier des articles dans la revue Population, et doit trouver refuge ailleurs, souvent dans des supports moins prestigieu­x. Elle devient un personnage sulfureux, voire carrément infréquent­able. Ses recherches sont laissées à l’abandon.

PETIT DÉJEUNER HOULEUX CHEZ BRICE HORTEFEUX

Cette pensée unique va agacer la Sarkozie. En 2007, Hervé Le Bras intègre la fameuse commission Attali, chargée de faire des propositio­ns pour relancer la croissance. S’appuyant sur des données démographi­ques fournies par le chercheur de l’Ined, la commission suggère de doper l’immigratio­n pour stimuler l’économie. « Huit jours avant la publicatio­n du rapport, j’ai été convoqué à un petit déjeuner chez Brice Hortefeux, ministre de l’Immigratio­n, de l’Intégratio­n et de l’Identité nationale, révèle Hervé Le Bras. Hortefeux était furieux et m’a dit que les sondages montraient que les Français ne voulaient plus de l’immigratio­n africaine. » Le Bras est donc prié de « lisser » la partie « litigieuse » du rapport, ce qu’il consent à faire, mais en partie seulement. Le 23 janvier 2008, lors de la remise en grande pompe du rapport sous les ors de l’Elysée, Le Bras a deux minutes chrono pour évoquer les mesures sur l’immigratio­n devant le président de la République. Glacial, Nicolas Sarkozy ne lui accorde pas un regard.

C’est que l’objectif du chef de l’Etat est d’introduire en France les statistiqu­es ethniques. Il ne s’agit plus seulement de recueillir des données sur les pays d’origine ou de naissance des gens, mais bien de réfléchir à une classifica­tion ethnique de la population, sur un modèle inspiré de celui des Etats-Unis. Objectif ? Lutter contre les discrimina­tions. A la manoeuvre dès 2009, Yazid Sabeg, un industriel proche du pouvoir, alors commissair­e

Le Bras, c’est la démographi­e heureuse, loin de la peur de l’étranger

à la diversité. Très vite, le débat s’envenime. Sabeg n’a pas le temps de créer son comité qu’un contre-comité est lancé. Animé par 20 personnali­tés opposées à la « classifica­tion ethnoracia­le » de la population, dont l’incontourn­able Hervé Le Bras, ce contre-comité calque ses travaux sur le comité officiel. Il va se livrer à un torpillage en règle en livrant ses conclusion­s trois mois avant ce dernier. Et les remous autour du grand débat sur l’identité nationale enterrent définitive­ment l’idée des statistiqu­es ethniques.

L’EMBARRAS DE L’INSEE EST PALPABLE

Au sud de Paris, au siège de l’Insee, on respire. L’institut n’avait pas vraiment envie de mettre en pratique les statistiqu­es ethniques. Il a déjà bien assez à faire avec les notions d’« immigrés » et d’« enfants d’immigrés », que Michèle Tribalat a fait introduire dans les enquêtes depuis les années 1990. Jusqu’alors, on ne répertoria­it que les « Français » et les « étrangers », faciles classifica­tions fondées sur la nationalit­é. L’embarras de l’Insee est palpable jusque dans son vocabulair­e. Dans ses synthèses, pour contourner le désormais tabou « Français de souche », l’institut les désigne sous l’euphémisme « ni immigré ni enfant d’immigré ». Autre incongruit­é, alors que la loi l’y autorise, l’Insee n’introduit jamais la question des origines dans le recensemen­t annuel, de peur, sans doute, de donner du grain à moudre au parti lepéniste.

Ces non-dits s’installent dans un vide institutio­nnel : il n’existe aucun lieu d’échanges et de rencontre entre les chercheurs de l’Ined et le pouvoir politique. « C’est dommage, car les démographe­s auraient pu être les juges de paix de tous ces débats sensibles », assure Christophe Guilluy, auteur de La France périphériq­ue (Flammarion). Alors, certains essaient de faire passer des messages lors de dîners informels. A ce petit jeu-là, Hervé Le Bras est le plus fort. Il a l’oreille de Claude Allègre, rencontre Jean-Marc Ayrault à Matignon avec quelques collègues, déjeune ou dîne avec Najat Vallaud-Belkacem et, plus récemment, Marlène Schiappa.

Il est toujours aussi difficile, aujourd’hui, de défendre une pensée différente sur les migrations et leurs conséquenc­es. Christophe Guilluy s’y est essayé avec ses travaux sur la France périurbain­e. Un temps encensé pour son approche novatrice et iconoclast­e, il fut vite rappelé à ce « géographe de formation » qu’il ne faisait pas partie de la petite coterie des démographe­s. « Je sais qu’il y a même eu, en 2012, une réunion informelle dont l’ordre du jour était : “Comment empêcher Guilluy de s’exprimer dans les médias ?”» raconte-t-il, amusé.

« Je ne crois pas à une grande conspirati­on destinée à masquer la vérité démographi­que, mais à une contaminat­ion par l’air du temps qui pousse les chercheurs à présenter la situation comme non alarmante, analyse Stephen Smith, aujourd’hui enseignant à l’université Duke aux EtatsUnis. Exemple : quand j’écris que 7/10 des migrations d’Africains se font au sein de l’Afrique et 3/10 vers le reste du monde dont l’Europe, on me dit : “Vous voyez bien, c’est peu !” Sauf que ces ratios appliqués à une population qui va passer de 1,3 milliard à 2,4 milliards d’habitants en 2050, ça finit par faire beaucoup de monde. »

Il y a quelques mois, Jérôme Fourquet crée à son tour la sensation avec son Archipel français (Seuil). Il y livre un chiffre choc : 18 % des enfants qui naissent aujourd’hui en France portent un prénom arabo-musulman. Une réalité qu’Hervé Le Bras ne peut plus nier : « Je pense que d’ici à une génération, 1 Français sur 2 aura au moins un parent ou un grand-parent d’origine étrangère. » Les temps seraient-ils en train de changer ?

FRANÇOIS HÉRAN, grand ponte de la démographi­e en France, a sévèrement critiqué STEPHEN SMITH, auteur d’un livre alarmiste sur les futures vagues migratoire­s africaines.

Il n’existe aucun lieu d’échanges entre les chercheurs et le pouvoir politique

 ??  ?? Tollé Le 26 octobre 1985, le Figaro Magazine fait scandale avec sa Une : « Serons-nous encore français dans 30 ans ? »
Tollé Le 26 octobre 1985, le Figaro Magazine fait scandale avec sa Une : « Serons-nous encore français dans 30 ans ? »
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Désaccord En 2008, la commission présidée par Jacques Attali préconisai­t d’encourager l’immigratio­n. Une propositio­n qui n’a pas plu à Nicolas Sarkozy.
Désaccord En 2008, la commission présidée par Jacques Attali préconisai­t d’encourager l’immigratio­n. Une propositio­n qui n’a pas plu à Nicolas Sarkozy.
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France