« LE DÉDAIN DES ÉLITES NOURRIT LE POPULISME »
Après avoir annoncé la « fin de l’Histoire », l’Américain Francis Fukuyama est aujourd’hui plus nuancé. La vague populiste est passée par là.
Quelques mois avant la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama, alors conseiller de l’administration Reagan, publie dans la revue The National Interest un article qui fait sensation : « La fin de l’histoire ? ». Il y prédit la mort de l’utopie communiste et l’avènement d’un consensus universel autour de la démocratie libérale et de l’économie de marché. Une thèse qu’il développe ensuite dans un livre parfois critiqué pour son excès d’optimisme, La Fin de l’histoire et le dernier homme (Flammarion, 1992). Désormais professeur de sciences politiques à l’université Stanford, en Californie, il nuance son analyse. Et décrypte les causes de la vague populiste.
l’express Que retenez-vous, trente ans plus tard, de votre propre analyse ?
Francis Fukuyama Le monde a beaucoup changé depuis 1989. Dans un premier temps, la chute du bloc soviétique a permis des avancées démocratiques rapides. Depuis une quinzaine d’années, cependant, de nouveaux périls menacent le modèle démocratique. A la montée en puissance de régimes autoritaires, comme en Russie ou en Chine, s’ajoute la montée du populisme, notamment en Europe et aux Etats-Unis. Ailleurs, nombre de pays en voie de développement ne parviennent pas à éliminer la corruption et la faiblesse de leur gouvernance. Malgré ces évolutions, la démocratie libérale a gardé tous ses attraits, me semble-t-il.
Qu’est-ce à dire ? La démocratie demeure-t-elle un idéal universel ?
F. F. : Songez aux manifestations de rue en Algérie, au Soudan, en Arménie, au Venezuela… Une majorité d’êtres humains aspirent à ne pas vivre sous un régime tyrannique. On oublie que cela n’a pas toujours été le cas. Au xxe siècle, avec l’enrichissement, les progrès de l’éducation et l’interconnexion croissante du monde, une classe moyenne s’est développée, surtout aux Etats-Unis et en Europe. Souvent propriétaires de leur foyer, ses membres désirent participer au débat démocratique. La Chine, de ce point de vue, demeure un mystère. Le pays compte une classe moyenne de quelque 500 millions de personnes.
Souhaitent-ils vivre dans une société plus libre et démocratique ? Pas sûr. Sous Xi Jinping, le régime a pu restreindre les libertés publiques sans rencontrer de forte opposition. Reste que la Chine n’a pas connu de véritable crise économique, ou de fort ralentissement de son activité. Or cela se produira un jour, fatalement. Le régime conservera-t-il, alors, sa légitimité ? Nul ne sait.
Comment expliquer la montée du populisme dans des démocraties pourtant anciennes ?
F. F. La démocratie libérale reconnaît à tous les citoyens le droit de participer à la gouvernance de la cité. Chaque citoyen y trouve une forme de dignité. Mais la reconnaissance d’un individu et de sa dignité peut aussi reposer sur une facette de son identité : sa nation d’origine, sa religion, son orientation sexuelle… Les leaders populistes s’appuient sur ces reconnaissances partielles, en quelque sorte. Quand Viktor Orban explique que la nationalité hongroise doit être fondée sur l’ethnicité, il s’adresse à l’électorat en fonction de ses origines. D’où son dédain affiché envers l’Union européenne, soit dit en passant, car l’UE a facilité les mouvements de migration et affaibli l’idée même d’une identité nationale.
Chacun de nous a des identités multiples. Vous-même êtes un père de famille américain, universitaire, porteur d’un nom d’origine japonaise…
F. F. Oui, et nos identités ne sont pas fixes. Mais elles pèsent un poids politique croissant. Les membres de minorités raciales, par exemple, ont le sentiment que leur dignité doit être mieux affirmée et reconnue. C’est légitime, juste, nécessaire. Toutefois, ces aspects ne définissent
pas la totalité d’un individu. Les ennuis commencent quand, dans l’Amérique de Trump, par exemple, le fait d’être un homme blanc occulte l’importance du mérite et du bon respect des règles.
La vague populiste est-elle réversible ? Donald Trump, Boris Johnson et d’autres sont récompensés, dans les enquêtes d’opinion, pour leurs saillies « politiquement incorrectes » au sujet des femmes, des musulmans, des personnes en situation de handicap…
F. F. Dans une démocratie, les élections permettent de tourner la page. Si Trump devait remporter la présidentielle de 2020 et rester au pouvoir pour un nouveau mandat de quatre ans, j’y verrais un signe inquiétant pour la démocratie américaine.
Les élites traditionnelles ont-elles compris l’enjeu ?
F. F. Les électeurs des mouvements populistes sont souvent perçus comme racistes ou xénophobes. Or c’est souvent faux. Les électeurs les plus modestes ont des revendications légitimes : depuis des années, certains ont vu leur pouvoir d’achat se déliter, leur situation s’est précarisée, d’autres ont perdu leur emploi… Le meilleur carburant du populisme, c’est le dédain des élites libérales à l’égard de ces citoyens qui n’ont pas grand-chose à perdre. Ces affaires ne sont pas seulement d’ordre économique ; elles traduisent une soif de dignité et de reconnaissance. Voilà pourquoi il ne suffira pas de créer des emplois ou de relancer l’industrie. La dignité exige l’écoute. J’ai été frappé de constater à quel point, au RoyaumeUni, lors de la campagne pour le référendum sur le Brexit, les partisans du maintien dans l’Union européenne semblaient faire la leçon à l’autre camp et fustiger leur prétendu manque d’éducation.
Si une partie de la population s’estime négligée et vote pour des populistes de droite, la gauche n’en porte-t-elle pas une part de responsabilité ?
F. F. Les inégalités se creusent. Si les critères de vote étaient uniquement d’ordre économique, les mouvements favorables à une meilleure distribution des richesses auraient le vent en poupe. Or ce n’est pas le cas. Les populistes de droite ont une popularité croissante, car ils ont mieux compris les questions de dignité et de communauté. Une grande partie de la gauche européenne est cosmopolite ; elle invite à se préoccuper du sort de réfugiés éloignés comme de celui de voisins dans le besoin. Discours compliqué. La droite décrit les citoyens comme appartenant à une communauté nationale et n’a pas de honte particulière à cet égard ; à gauche, en revanche, le simple terme de « nation » ravive les fantômes du nationalisme. C’est dommage. Il faut pouvoir parler de la nation, non sur la base du sang, mais sur celle de principes démocratiques.
A cet égard, le projet européen constitue-t-il un modèle à suivre ?
F. F. Oui, mais la question de l’identité n’a pas été réglée. Sur le Vieux Continent, chacun se perçoit davantage comme français, grec ou allemand plutôt qu’européen. A terme, toutefois, l’UE représente une forme de modèle.
La démocratie doit-elle évoluer et devenir plus participative ?
F. F. En principe, nous souhaitons tous vivre dans une démocratie où les citoyens sont fortement engagés. L’ennui, c’est que c’est irréaliste. La plupart des êtres humains veulent gagner leur vie, élever leurs enfants, pratiquer leurs hobbys, prendre des vacances… De plus, dans une démocratie moderne, les choix à faire sont très complexes : politique monétaire, politique de santé, que sais-je. Nous n’avons ni le temps ni les compétences pour nous pencher sur ces sujets. Il est logique de déléguer notre pouvoir. Et il est illusoire de penser que la population ferait de meilleurs choix que des politiciens chevronnés.
Le populisme battu en brèche, vous y croyez ?
F. F. Voyez Hongkong, l’Ethiopie, le Soudan, l’Algérie… La flamme de 1989 brille toujours. D’autant que les leaders populistes sont souvent de piètres dirigeants ! Dans une économie mondialisée, je ne crois pas trop au protectionnisme et à la défense étroite de ses intérêts matériels. Pour toutes ces raisons, je reste raisonnablement optimiste.
En cette année 1989, les discussions sont rudes au sommet du pouvoir soviétique. Le chef des réformateurs et idéologue de la perestroïka, Alexander Nikolaïevitch Yakovlev, est parvenu à recueillir des informations concordantes sur un plan mis au point par le KGB, en vue de stopper « la dégradation de la situation en Allemagne de l’Est », vaste projet mobilisant plus de 400 000 militaires basés en Allemagne. Selon les prévisions des services secrets, une intervention musclée contre les manifestants provoquerait « 1 millier de victimes et une protestation passagère de l’Occident ». Souvenons-nous que le régime totalitaire de l’URSS provoqua 25 millions de victimes dans son propre pays ; il n’en est donc pas à un millier d’innocents près, surtout en Allemagne…
Les échanges de vues autour de ce plan reflètent parfaitement le processus de décision en vigueur durant les années Gorbatchev. Les délibérations sont menées dans le fameux salon décoré de boiseries en noyer qui jouxte celui du président. Yakovlev et son allié, le ministre des Affaires étrangères, Edouard Chevardnadze, me raconteront plusieurs fois en détail leurs ultimes réunions face aux représentants de la tendance dure – le chef du KGB, Krioutchkov, le ministre de la Défense, Iazov. Et avec un Gorbatchev qui se positionne en arbitre des débats.
Dans ce moment de tension extrême, Yakovlev s’entretient confidentiellement avec le chef du Kremlin et lui glisse un argument déterminant : « Si nous utilisons la force, nous devenons les otages du KGB et de l’armée.
Ce sera alors la fin des réformes en URSS et, finalement, nous serons chassés du pouvoir. » Mais Mikhaïl Gorbatchev peine malgré tout à prendre position ; il interrompt la réunion au prétexte que sa femme déteste le voir rentrer trop tard pour le dîner.
Yakovlev sort alors son va-tout. Il téléphone à Raïssa, l’influente épouse de Mikhaïl, alors que ce dernier est en route pour sa résidence privée. Poliment, Yakovlev laisse Raïssa lui donner des nouvelles de la fondation culturelle qu’elle préside, puis il l’informe à son tour des discussions en cours sur l’Allemagne. A peine Gorbatchev a-t-il enfilé ses chaussons, comme l’exige sa femme, que celle-ci l’entreprend sur le destin de l’Allemagne et sur… la demande de liberté. Selon la version de Yakovlev, le couple poursuivra sa conversation pendant tout le dîner. Le lendemain, la décision de rejeter le plan du KGB est prise.
Dans le contexte de la crise économique sévère que traverse l’URSS, le facteur financier va également peser de tout son poids. Deux semaines après le refus de l’intervention militaire, lors de la visite de Gorbatchev à Bonn en juin 1989 et à la sortie d’un dîner bien arrosé, le chancelier allemand Helmut Kohl, les yeux vrillés dans ceux du dirigeant soviétique, se livre à une étonnante déclaration : « Je sais que la réunification de l’Allemagne est très difficile, mais c’est comme notre fleuve, le Rhin, ce cours ne s’arrête jamais. » Après un instant d’hésitation, il ajoute : « On est prêt à payer. »
Gorbatchev garde un long silence – presque une minute ! – pour ne prononcer finalement qu’un mot, d’une voix rauque : « Combien ? » Ce seul
« Je sais que la réunification est très difficile, mais on est prêt à payer » Helmut Kohl, en 1989
mot scelle l’avenir de l’Allemagne et détermine la chute du Mur… Le montant total de la somme versée à la Russie par l’Allemagne de l’Ouest s’élèvera à 60 milliards de marks.
GORBATCHEV, UN « CRÉTIN » OU UN « TRAÎTRE »
Le 9 novembre au soir, les Allemands de l’Est commencent à franchir le mur. A ce moment historique, Gorbatchev dort tranquillement, et on n’ose pas le réveiller. De toute façon, on connaît sa réponse. Or c’est ce jour-là, précisément, que ses opposants commencent à imaginer le putsch qui pourrait le renverser.
A l’époque, en tant que diplomate, je vais assister aux entretiens entre les dirigeants soviétiques et les Américains lors de « l’arrangement » diplomatique qui concerne la réunification de l’Allemagne ; Gorbatchev l’accepte si, en échange, les EtatsUnis lui promettent de ne pas élargir l’Otan. Du point de vue des Russes, ces promesses ne seront pas respectées ; Washington cherchera à construire un monde unipolaire sous son contrôle. Au regard de l’Histoire, Gorbatchev apparaît donc comme celui qui s’est laissé berner… Les dirigeants russes ultérieurs en concluront qu’avec la chute du Mur, en 1989, l’Occident ne voulait pas seulement tuer le communisme, mais qu’il voulait aussi « tuer la Russie »…
Aujourd’hui, la majorité des Russes détestent Mikhaïl Gorbatchev. Les mots les plus utilisés à son propos sont « crétin » ou « traître ». Vladimir Poutine, lui-même partisan de la réunification allemande, juge jusqu’à nos jours sa gestion de la chute du Mur de la manière la plus sévère et fustige son « incompétence ». Pourtant, Gorbatchev osa réaliser un formidable saut vers la liberté en provoquant l’effondrement du système totalitaire. Ceux qui restent nostalgiques de l’empire soviétique ont oublié une chose essentielle : le mur est tombé parce que Gorbatchev a cessé de tuer pour gouverner ! Sans le recours à la terreur, ce système ne pouvait pas perdurer.