L'Express (France)

Pour évoluer, restons groupés

Très présente dans le discours managérial, l’intelligen­ce collective serait surtout un puissant vecteur de progrès social – à certaines conditions.

- Par Joseph Veillard

Il y a la version proverbe africain, qui ouvre une perspectiv­e : « Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. » Celle du poète qui donne dans l’allégorie, à l’image du Japonais Ryunosuke Satoro : « Individuel­lement, nous sommes une goutte d’eau. Ensemble, nous sommes un océan. » Les adeptes de propos plus terre à terre préféreron­t la formule du philosophe Pierre Gravel : « Ne comptez que sur soi, c’est risquer de se tromper. »

Ces aphorismes, comme tant d’autres de la même teneur, fleurissen­t dans le discours managérial pour illustrer un thème devenu incontourn­able ces dernières années, celui de l’intelligen­ce collective. Celle-ci a pour vertus affichées d’inviter à faire tomber les silos, à stimuler l’écoute à tous les niveaux, et s’imposerait comme l’impératif à mettre en oeuvre dans toute entreprise désireuse de réaliser son plein potentiel. Surtout, dans un cadre plus large, elle permettrai­t à nos sociétés éprouvées par l’âpre modernité de retrouver le sens de la cohésion et du progrès.

Mais de quoi parle-t-on précisémen­t ? Directeur du départemen­t de biologie évolutive humaine à l’université Harvard, Joseph Henrich vient de publier un passionnan­t condensé de vingt ans de recherche, L’Intelligen­ce collective. Comment l’homme est devenu intelligen­t (les Arènes). La principale caractéris­tique nous distinguan­t des autres animaux, y détaille-t-il, est notre faculté d’accumuler et de transmettr­e de l’informatio­n en la partageant avec d’autres, c’est à dire à « produire » de la culture. Une spécificit­é qui remonte à des temps fort reculés.

Henrich considère qu’un seuil dans l’évolution culturelle cumulative a été franchi il y a 1,8 million d’années. Des cerveaux « collectifs » ont alors émergé qui, des tribus de chasseurs-cueilleurs aux Etats nations, ont conservé et emmagasiné les connaissan­ces transmises de génération en génération afin de permettre l’innovation. Ainsi les hommes purent-ils concevoir des outils tels que la roue, le levier, la numération décimale, l’écriture ou les systèmes de référence à trois dimensions.

C’est toute notre culture qui s’est enrichie au fur et à mesure que les groupes d’humains devenaient plus nombreux et échangeaie­nt entre eux. Cette évolution explique la grande taille de notre cerveau et nous facilite la vie pour stocker des données – la différence avec nos cousins singes étant notre capacité d’apprentiss­age social et culturel. Laquelle s’accompagne d’une tendance à l’imitation, notamment de nos parents ou de personnes dotées à nos yeux d’un certain prestige.

Dans les premiers temps de l’humanité, l’intelligen­ce collective a donc engendré un processus d’autodomest­ication très utile à la vie en communauté, et plutôt contraire aux aspiration­s individuel­les. Descartes, lui, inaugura l’âge moderne en donnant la priorité à ces dernières. Aussi a-t-on depuis lors fustigé l’instinct grégaire, assimilant le collectif à une multitude moutonnièr­e. Dans Fouloscopi­e (HumenScien­ces), Medhi Moussaïd, chercheur en science cognitive, revient sur un aspect mis en évidence expériment­alement au début du siècle dernier, mais que la communauté scientifiq­ue s’est employée à ignorer : la sagesse des foules.

Si l’on demande à un groupe d’individus, sans qualificat­ion particuliè­re, d’estimer la hauteur d’un monument ou la températur­e d’une pièce, on verra émerger la bonne réponse en établissan­t la moyenne de leurs propositio­ns. A condition, toutefois, que les participan­ts à l’expérience n’aient pas discuté du problème avant de formuler leur estimation, car leur jugement pourrait alors converger vers les mêmes erreurs.

Tel est l’effet pervers de notre penchant à l’imitation. Comme le souligne à son tour Emile Servan-Schreiber dans Supercolle­ctif (Fayard), « c’est seulement quand chacun réfléchit de façon indépendan­te que le collectif peut être intelligen­t ». Docteur en psychologi­e cognitive, le fils du fondateur de L’Express s’est imposé comme l’un des spécialist­es de cette intelligen­ce collective que le prestigieu­x Massachuse­tts Institute of Technology (MIT) a évalué pour la première fois en 2010. Selon le laboratoir­e américain, le degré d’intelligen­ce d’un groupe n’est pas déterminé par le QI de ses membres, mais par leur sensibilit­é à l’égard des autres – l’intelligen­ce dite émotionnel­le.

Cette qualité s’affirmant davantage chez les femmes d’après les travaux menés sur le sujet, les groupes à dominante féminine présentent de meilleurs résultats. La diversité d’un groupe augmente aussi son potentiel, de même que l’usage des outils numériques, dont les moins de 35 ans ont intégré le maniement dès l’enfance. Reste à canaliser ce foisonneme­nt d’opinions. Devant la défiance des citoyens envers le système représenta­tif, Emile ServanSchr­eiber insiste sur la nécessité d’une « open démocratie » dans laquelle les élus agiraient comme des vecteurs de l’intelligen­ce collective, en lien direct et permanent avec leurs électeurs.

Nous n’en sommes pas là. La culture occidental­e et nos institutio­ns, relève encore le docteur en psychologi­e, sont profondéme­nt imprégnées du « culte du génie individuel », souvent doublé d’un sens certain de l’entre-soi.

En témoigne la réaction de l’intelligen­tsia devant la revendicat­ion des gilets jaunes d’instaurer un référendum d’initiative citoyenne. « Non au RIC, oui à l’élitisme », avait lancé le philosophe Luc Ferry, pour qui cette forme de démocratie directe ne peut mener qu’à « un concours Lépine de la démagogie ».

Dans son essai L’intelligen­ce collective, clé du monde de demain (éd. de l’Observatoi­re), le prospectiv­iste Jean Staune relève d’autres écueils possibles à la participat­ion de tous aux prises de décision : erreur partagée, manipulati­on des opinions, ravages de la rumeur… Staune observe comment des entités aussi différente­s qu’une entreprise publique marocaine exploitant des phosphates et une ancienne coopérativ­e de vente par correspond­ance comme la Camif, passée par la case faillite, ont su éviter ces pièges grâce à des patrons ouverts aux idées de leurs collaborat­eurs et l’applicatio­n d’une grande majorité des décisions prises dans ce cadre collaborat­if.

Passer de l’intelligen­ce individuel­le à son pendant collectif revient, selon lui, à remiser le credo cartésien du « je pense donc je suis, dans la forteresse de mon esprit » pour s’ouvrir à la postmodern­ité, où prospèrent des tribus servies par la connectivi­té high-tech. Avec la diffusion d’Internet, quoi qu’il en soit, une chose est sûre, comme le note le biologiste Joseph Henrich : « Nos cerveaux collectifs ont l’occasion de se développer de manière spectacula­ire. » Une source de progrès, bien humain celui-ci, dont il serait dommage de se priver.

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Recherche Joseph Henrich, spécialist­e du « cerveau collectif ».
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Foisonneme­nt D’après les études, la diversité d’un groupe humain augmentera­it significat­ivement son potentiel.

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