Cigarettes de contrefaçon : des usines démantelées en Europe
L’envolée du prix du tabac incite des organisations criminelles à créer leurs propres centres de fabrication en Europe. L’Express dévoile un rapport inédit du renseignement douanier.
L’IMPLANTATION GÉOGRAPHIQUE DES FABRIQUES ILLÉGALES MÛREMENT RÉFLÉCHIE
Avec un paquet bientôt vendu 10 euros, l’appétit des trafiquants de cigarettes ne cesse de grossir, et cela se voit. Le phénomène, en effet, n’est pas passé inaperçu des autorités : depuis plusieurs mois, « d’importants flux de tabac » de contrebande, c’est-à-dire non déclaré et importé en France en violation des règles douanières, ont été constatés. Les saisies se sont multipliées de façon exponentielle – plus de 197 tonnes pendant le premier semestre 2019, contre 83 tonnes durant la même période de l’année précédente. Ici, 6 tonnes de paquets introduits illégalement, dissimulés derrière des palettes dans un camion frigorifique néerlandais affichant officiellement un transport de chocolat. Là, 9 tonnes cachées dans des cartons censés contenir des dalles de plafond.
L’inventivité des fraudeurs n’a plus de limites, mais c’est de la contrefaçon qu’il faut s’inquiéter : la fabrication de fausses cigarettes explose, aidée par la généralisation du paquet neutre, facile à contrefaire. Il ne s’agit plus de produits sortant des manufactures ayant pignon sur rue et importés illégalement, mais du fruit de l’activité de diverses organisations criminelles, aujourd’hui présentes sur le marché florissant des produits du tabac comme auparavant sur celui de la drogue.
Les Douanes ont donc fait plancher leur service d’investigation. La direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), une structure qui travaille comme un véritable service secret, s’est penchée sur un phénomène en pleine croissance : l’implantation d’usines clandestines de fabrication de cigarettes en Europe. Oui, c’est désormais au coeur du continent que sont fabriquées ces milliards de cigarettes vendues à la sauvette sur des étals de fortune, à des prix défiant toute concurrence – en général, environ 5 euros pour un (faux) paquet.
Même si ce marché, qui représente 5 à 6 % de la consommation globale, est qualifié de « marginal » par le Comité national contre le tabagisme (CNCT), les chiffres sont loin d’être négligeables : sur 40 milliards de cigarettes fumées chaque année en France, quelque 2 milliards, tout de même, proviendraient de ce commerce illicite. Pour la première fois, un rapport a donc été rédigé en septembre 2019 par le groupe tabac-cigarettes de la DNRED. L’Express a pu consulter ce document de 28 pages, estampillé « diffusion restreinte », qui révèle que 47 usines de fabrication de cigarettes de contrebande ont été démantelées depuis 2015 sur le sol européen : 10 en Espagne, 7 en Grèce, 4 en Belgique, 2 en Grande-Bretagne, 2 en Irlande. Des fabriques illégales l’ont aussi été en Pologne, au Portugal, aux Pays-Bas, en République tchèque, en Bulgarie, en Hongrie.
« Le phénomène s’accroît, signale une source douanière. Autant en nombre d’usines qu’en volume de produits fabriqués. » Curieusement, aucune installation illégale n’a été détectée en France : les énormes masses de tabac saisies sur les routes ou aux frontières sont-elles susceptibles de fournir des unités de production sur le sol français ? Ou ne font-elles qu’alimenter les pays voisins ? « Il est plausible que l’Hexagone soit également affecté par ce phénomène », note prudemment la DNRED, même si « aucun atelier clandestin » n’a encore été découvert. Les talents des contrefacteurs se seraient-ils arrêtés aux frontières, tel le nuage de Tchernobyl ? « Peut-être que la politique répressive mise en place en France y est pour quelque chose », objecte un douanier, selon lequel des « lieux de stockage » existent probablement sur le territoire.
La lecture de la synthèse de la DNRED est saisissante. On découvre que l’implantation géographique de ces manufactures illégales a été mûrement réfléchie : de préférence à la sortie des grandes villes, ou alors aux frontières. « Il est de l’intérêt des organisations criminelles d’installer des usines de fabrication en Europe
afin de rapprocher le plus possible le lieu de production du lieu de consommation », signale le rapport. Les risques de contrôle pendant les trajets en seront d’autant plus « réduits », selon les douaniers.
LES LIGNES DE PRODUCTION TOURNENT À PLEIN RÉGIME
On apprend que le matériel utilisé pour fabriquer les cigarettes s’achète en toute liberté sur Internet, sur eBay ou Alibaba. Mercredi 13 novembre, L’Express s’est par exemple mis en quête sur ce second site de vente en ligne d’une grosse machine industrielle, telle la MK9 de la société Molins, une compagnie britannique rachetée par un groupe italien. Plusieurs engins étaient disponibles ce jour-là, proposés, pour les plus importants, par des sociétés de Dubai, de 450 000 à 500 000 dollars (410 000 à 454 000 euros). D’autres, plus petits ou en moins bon état, étaient vendus pour des prix allant de 99 000 à 200 000 dollars (82 000 à 180 000 euros). « Le caractère onéreux de ces machines ne constitue pas un frein pour les organisations de fraude, souligne le rapport. Ces dernières peuvent rapidement amortir les fonds investis sur des produits générant de gros bénéfices. » Pour le reste des équipements nécessaires (séchoirs, hachoirs, mélangeurs ou cellophaneuses), la Chine et la Malaisie seraient les principaux pourvoyeurs.
« Au fil des années, analyse le rapport, ces manufactures clandestines se sont progressivement calquées sur le modèle des usines de fabrication de cigarettes légales, acquérant ainsi une capacité de production impressionnante. » Des usines découvertes en Espagne en mai 2019 permettaient par exemple de contrefaire 13 marques différentes – dont les incontournables Chesterfield, Marlboro, Winston, L&M, cibles fétiches des contrefacteurs. Un mois auparavant, en Espagne déjà, la Garde civile avait démantelé un centre produisant la valeur de 1,2 million d’euros par jour de fausses cigarettes.
Pour obtenir une telle rentabilité, les organisations criminelles se donnent les moyens, selon l’analyse de la DNRED. Des équipes d’ouvriers se relaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, deux à trois semaines par mois, et font tourner les lignes de production à plein régime. Histoire d’éviter d’éveiller les soupçons par les allées et venues, des bases vie sont installées dans ces usines, comportant chambres ou dortoirs, salles de bains, cuisine ou cantine, et parfois salles de sport plus ou moins rudimentaires. Le tabac brut est stocké avec le papier et les filtres dans des entrepôts distincts des centres de fabrication afin d’isoler l’usine et de la préserver des risques de découverte par les forces de l’ordre. Des camions se chargent du transport des matières premières et, une fois le produit fini et conditionné, de la distribution des paquets fraîchement fabriqués vers des réseaux bien établis. Parfois, une équipe « qualité » est chargée de « répondre aux voeux des clients », assure la DNRED. « Pour gagner de l’argent, il faut faire du volume et s’approcher au plus près du vrai produit, afin de fidéliser les consommateurs », décrypte une source.
L’organisation de la sécurité est maximale. Ces usines sont protégées le plus souvent par des caméras et des détecteurs de mouvements. Des générateurs à gazole sont utilisés afin de ne pas attirer l’attention par une consommation électrique anormale. Des extracteurs et des filtres à air destinés à éliminer les odeurs fortes de tabac sont mis en place, les parois des entrepôts sont insonorisées. Les travailleurs sont dépourvus de téléphone portable et changent régulièrement de site. Dans une usine découverte en Pologne, « un système de rotation avait été mis en place de sorte qu’ils ne savaient jamais où ils travailleraient pour leur prochaine mission », mentionne le document des Douanes.
CIMENT, PLOMB... DES CLOPES BIEN PLUS NOCIVES
Les répercussions de la contrefaçon en matière de santé publique sont loin d’être négligeables : qui sait quels produits chimiques, et en quelle quantité, contiennent les cigarettes trafiquées ? Si la clope légale est déjà particulièrement nocive pour l’organisme, celle fabriquée sous le manteau l’est encore plus. Des analyses réalisées par les Douanes ont ainsi mis en évidence la présence dans ces cigarettes de ciment, de plastiques divers, de cheveux, de bois, et de plomb en grande quantité…
Dans son rapport, la DNRED élabore des pistes opérationnelles afin de tenter de contrer la « stratégie particulièrement agressive » des contrefacteurs, traçant par exemple les éléments qui permettent de fabriquer les cigarettes, du papier au tabac brut. La provenance de la matière première, souvent de bonne qualité, reste une énigme : des tabaculteurs tout à fait officiels peuvent-ils vendre des tonnes de tabac destinées à la contrefaçon ? Le dispositif de traçabilité des paquets mis en place en Europe depuis mai 2019, et qui permet de connaître instantanément l’usine de fabrication, vient gêner la contrebande. Il est maintenant impossible de se fournir chez les fabricants officiels pour revendre les cigarettes sous le manteau, comme cela arrivait visiblement fréquemment. Déduction d’un douanier sollicité par L’Express : la contrefaçon a de beaux jours devant elle !